Visible la nuit, Franck Maubert
Visible la nuit, 20 août 2014, 208 pages, 17 €
Ecrivain(s): Franck Maubert Edition: Fayard
Momo, dit Mao-Mao, a vingt ans et des poussières lorsque son chemin croise, en pleine canicule de 1976, celui de Robert Malaval, de vingt ans son aîné, « un long type avec une belle gueule, vêtu de jeans portés haut, d’une chemise imprimée de petits éclairs de couleur et coiffé d’un feutre malgré la chaleur ».
De cette rencontre naît une amitié réciproque qui liera les deux hommes jusqu’au suicide d’une balle dans la tête en août 1980 de l’un des représentants parmi les plus mythiques de la création picturale française des années 60 à 80. Dans Visible la nuit, Franck Maubert brosse le portrait en deux cents pages non seulement de l’artiste disparu et partiellement oublié, mais il reconstitue également l’ambiance de bouleversements et de changements majeurs dans les arts que connut une époque où le modèle de la société occidentale d’après-guerre fut particulièrement critiqué. L’Art-action, les happenings, les performances s’enchaînent et créent une forme d’espace démocratique où se rapprochaient l’art et la vie.
Livre de souvenirs plus que biographie, le roman nous fait partager le quotidien d’écrivains, en particulier celui de Jean-Marc Roberts, dit Mouche, de peintres et de musiciens, surfant sur une vague transgressive tant sur le plan créatif que dans le mode de vie. Au milieu de tous ces portraits volés sur l’instant, de ces anecdotes souvent cocasses puisées dans la mémoire de l’écrivain, de l’évocation de noms célèbres ayant gagné les faveurs de l’institution culturelle et du business du marché de l’art, de stars du rock et de réalisateurs de cinéma prestigieux, la figure de Malaval devient alors exemplaire de l’artiste refusant de se plier à des exigences commerciales, réclamant sa liberté de créer. Se remettant sans cesse en cause, explorant de manière foisonnante l’utilisation de nouveaux matériaux, créant bien avant le sculpteur César le concept d’expansion dans une série d’œuvres intitulée Aliments blancs, intégrant le premier en France dans ses créations la culture et la musique rock, il incarne aussi l’artiste maudit issu des années Pop, flirtant sans cesse avec la mort. Alcool, tabac, drogues douces et dures, Robert Malaval, allant jusqu’à tester les effets hallucinogènes d’une omelette à l’amanite tue-mouches lors de l’un de ses séjours en Normandie, représente l’archétype du créateur rebelle, à la fois fascinant et autodestructeur, voulant coûte que coûte, selon ses propres termes, « échapper à l’ennui de la répétition ».
Franck Maubert suit cet homme et ami à la trace et dans la narration de leurs déambulations au sein d’un Paris chamboulé par la cicatrice béante du trou des Halles et l’édification du Centre Pompidou, il le fait revivre et vibrer, avec amour mais sans excès de complaisance, s’attardant autant sur le côté lumineux du personnage que sur sa part d’ombre et de désespérance. La gueule cabossée par les excès, l’œil au beurre noir suite à une rixe, Malaval sombre peu à peu dans l’indifférence de galeristes, excédés par les frasques et les provocations parfois gratuites de cet homme en mal d’exister, mais qui stockent et thésaurisent, assurés du bénéfice qu’ils pourront tirer de son travail après sa mort.
Celui qui trouva dans l’utilisation des paillettes un nouveau medium glam-rock pour des toiles qui explosent dans un délire cosmique, exécutées d’un geste sûr, souple et rapide, en un instant précieux et irréversible, en un geste ultime pétri de savoir-faire, renaît sous la plume de Franck Maubert, à la fois fou et lucide, chargé à bloc et tempérant, survolté et abattu, donc terriblement attachant.
« Après s’être épuisé à brosser en un mois une trentaine de toiles en public, dans la fosse du centre culturel de Créteil, Robert Malaval s’était donné le choix entre l’internement ou le suicide. C’était son alternative en guise de vacances ».
Visible la nuit est un émouvant, vivant et brillant hommage au « kamikaze »* Robert Malaval ainsi qu’une magnifique opportunité pour se retremper dans l’ambiance exubérante d’une époque d’avant le sacro-saint principe de précaution, le tout admirablement narré par Franck Maubert. Un goût délicieux de madeleine pour certains, une passionnante découverte pour beaucoup d’autres.
Catherine Dutigny/Elsa
* Kamikaze est le nom donné à l’exposition des œuvres de Robert Malaval, organisée en 2006 par le Palais de Tokio.
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