Vingt-cinq ans de solitude, John Haines
Vingt-cinq ans de solitude, trad. américain Camille Fort, janvier 2016, 208 pages, 22,60 €
Ecrivain(s): John Haines Edition: Gallmeister
Les éditions Gallmeister spécialisées dans la littérature américaine rééditent, pour fêter les dix ans de leur création, les principaux livres qui leur ont valu d’occuper rapidement une place spécifique et de grande qualité dans le monde de l’édition française. Ainsi en est-il du livre de John Haines, Vingt-cinq ans de solitude, publié pour la première fois en 2006 et que l’on redécouvre en ce début d’année 2016, enrichi de 21 dessins, pleines pages, de Ray Bonnell.
Écrit en 1989 et publié aux États-Unis sous le titre The Stars, the Snow, the Fire, ce livre retrace au fil de thèmes souvent inattendus, parfois hétéroclites, les observations, sentiments, faits et gestes quotidiens, rencontres, rêveries poétiques de l’auteur qui s’installe en 1947, alors âgé de 23 ans, à Richardson en Alaska près de Fairbanks. Une vie de trappeur s’offre à ce jeune homme à peine rentré du Pacifique où il a combattu comme bien d’autres jeunes américains de sa génération. Un choix singulier sur lequel il ne s’exprime que fort peu, quarante ans plus tard.
Vingt-cinq années dans le Grand Nord, entrecoupées d’escapades plus ou moins longues dans la « civilisation », vingt-cinq années d’une solitude partagée avec ses femmes successives, avec les trappeurs qui lui enseignent l’art de fabriquer et de poser des pièges, avec d’anciens mineurs à la parole et aux coutumes rudes et avec les innombrables animaux qui peuplent son ordinaire. C’est sans doute là le paradoxe fondamental du récit où toute forme de vie, humaine ou animale, devient un compagnon brisant la solitude et qui, selon les circonstances, peut se révéler amical ou dangereux. Une confrontation à une nature sauvage qui bruisse au gré des saisons et grouille d’êtres vivants, mais aussi parfois d’ombres.
Peintre de formation, Haines brosse des tableaux successifs, variant de l’hyperréalisme à l’impressionnisme, d’un univers où apprendre à observer, écouter les conseils, ne pratiquer qu’une fois sûr de maîtriser toutes les bases d’un savoir-faire parfois millénaire, s’abandonner à la nature tout en gardant l’œil et l’esprit vifs, prévoir méthodiquement pour ne pas se faire surprendre et périr, sont les fondements de son manuel intime de survie. Une expérience qu’il accumule petit à petit et qu’il nous livre dans une prose aussi crue dans les détails que délicate dans sa symbiose avec la nature. Prose à la fois initiatique et métaphysique.
Les chapitres qui s’enchaînent forment une somme de « traces » : celles laissées dans la neige par les pattes fines d’une musaraigne, par une course poursuite entre une meute de loups et un élan. Celles des légendes et traditions des Indiens qui chassaient sur ce sol bien avant l’arrivée des premiers blancs et celles des contes d’hiver que les anciens échangent dans l’auberge de Richardson en remuant leur café avec une grosse cuillère. Traces encore, ces longues virées à traîneau dans le but de découvrir de nouveaux terrains de chasse, de construire ou rebâtir les cabanes branlantes abandonnées par des trappeurs disparus ou collecter les matériaux laissés derrière eux par les chercheurs d’or du début du XXe siècle. Traces de défrichements récents rapidement recouverts par une végétation avide de nouveaux espaces où croître et prospérer, trace énigmatique de ce sac d’os retrouvé dans la rivière au milieu des bois flottants, trace culinaire dans l’art de faire cuire un porc-épic. Et surtout, ces multiples traces de sang dans la neige, empreintes éphémères d’une lutte à mort entre animaux ou d’une chasse perpétrée par des hommes poussés par la faim ou par l’appât du gain.
Traces qui restent gravées dans la mémoire de John Haines comme autant d’ombres qu’il retranscrit à l’âge des grands bilans, avec une grâce infinie : « Tout le pays se couvre d’ombres. Ombres montées du sol et des ossements désordonnés de la terre /…/ Ombres de ce qui vint pour repartir /…/ Ombres à l’entrée des maisons, ombres sous les pignons des vieilles bâtisses où des créatures déchues grimacent dans leur sommeil de pierre. /…/ Elles parlent aux ombres qui sont en nous, ces vieux fantômes qui ne veulent pas mourir et qui, tels des oiseaux préhistoriques pris au piège, forcent la glace qui gèle la source du cœur pour se réfugier dans les murs construits aux jours anciens », p181.
Tout est trace, écrivait Jacques Derrida. Celles laissées par John Haines, dans ce petit bijou de nature writing, nous enchantent par leur humanité et leur profondeur.
Catherine Dutigny/Elsa
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