Identification

Vinegar Girl, Anne Tyler, par Yasmina Mahdi

Ecrit par Yasmina Mahdi le 27.06.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Vinegar Girl, Anne Tyler, Phébus, mai 2018, 224 pages, 19 €

Vinegar Girl, Anne Tyler, par Yasmina Mahdi

La dernière musaraigne

Vinegar associé à d’autres termes comme piss and vinegar est la transcription familière de « désagréable, arrogante, aigre », et nous pouvons traduire vinegar girl comme fille à mauvais caractère. En quelques phrases, le décor est planté, et là est tout l’art de ce roman. Ainsi, dès les premières lignes de Vinegar Girl, l’on part de la partie traditionnellement réservée aux femmes, la maison, le jardin, la cuisine – l’espace domestique –, et plus tard, la petite école. Anne Tyler, l’auteure, détaille les occupations humaines et les relations interpersonnelles et met en perspective les rapports père-fille tranchants, leurs rangs sociaux inégaux : un spécialiste des maladies auto-immunes et une simple assistante maternelle ; anatomie d’un ratage ? Je cite ce passage touchant qui me semble partagé par toutes les écoles du monde : L’école occupait le sous-sol (…) les salles étaient ensoleillées et agréables, dotées de doubles portes donnant directement sur la cour. Tout au fond du bâtiment, à l’opposé des portes, une cloison avait été montée pour créer une salle des professeurs où les vieilles dames passaient de longs moments à siroter des tisanes en échangeant sur la diminution de leurs capacités physiques. Les assistants s’aventuraient parfois dans cette salle pour s’autoriser eux-mêmes une tasse de thé ou utiliser les toilettes réservées au corps enseignant, avec leurs lavabos et leurs sièges à hauteur d’adulte.

Anne Tyler commence par un portrait en creux, une sorte de théologie négative de l’être, un discours apophatique qui descend vers les profondeurs de l’héroïne (plutôt anti-héros au féminin) Kate, ce qui soulève l’interrogation de Chris Kraus, auteure de I love Dick :« Pourquoi est-ce que tout le monde pense que les femmes s’avilissent quand nous exposons les conditions de notre propre avilissement ? Pourquoi les femmes doivent-elles toujours avoir les mains propres ? ». A. Tyler discerne donc chez Kate/Vinegar Girl ce qu’elle n’a et n’est pas, ce qui rend la jeune femme à la fois abstraite et universelle. Le verre de laitau moment du bénédicitéest un autre moment fort – je pense au verre de lait de Soupçons d’Hitchcock (1941), qui a marqué l’imaginaire collectif, et à une réalité alimentaire, celle de la consommation massive de lait des élèves américains dès 1943 (les USA en étant le premier producteur mondial). La romancière rend présents chaque chose, chaque geste, explore les échelons des graduations sociales et au passage, démystifie la grandeur du rôle du père, la déférence de ses assistants, les hiérarchies scolaires. Il y a chez nombre d’écrivains anglo-saxons ce que j’appellerais des sujets-prétextes pour passer au crible les lois, les règles modelant une sorte de comportementalisme, à la fois ségrégé et politiquement correct, dans le but de remplir des quotas, d’unifier un mode de vie, de pensée, d’obéir et de s’insérer dans une société entière, voire : Tact. Retenue. Diplomatie.

Les enfants sont mis au rang d’espèces végétales d’un traité de botanique ou de zoologie, à sevrer, nourrir, soigner, guérir ou transformer comme des souris de laboratoire. Le père, chercheur, vit dans une bulle à l’intérieur de laquelle il surveille sa famille comme des rongeurs en cage. Anne Tyler observe avec humour les Baltimoriens d’un Etat qui n’est intégré à aucun Comté. Les préoccupations familiales autour de la nourriture, l’énumération des composants, des addictifs et des vitamines de chaque aliment, des méfaits de la pollution ou de la torture aux animaux, de l’adhésion au végétarisme sont guidés par un protocole idéologiquement correct mais aveugle quant aux problèmes alentour. En effet, Baltimore est une ville extrêmement pauvre dans sa partie afro-américaine, dont le taux de criminalité en 1991 était le plus élevé des États-Unis. Dans Vinegar Girlla nourriture est anorexique et les sentiments aussi, les désirs sont comprimés et floués, dans un souci d’intégrité morale bourgeois. Le vivre est contrôlé comme celui d’une espèce en laboratoire, avec un souci d’hygiène maladif, des calculs drastiques jusqu’à la stérilisation du bonheur. Chaque corps de métier induit du rendement à la tâche, de l’efficacité. Le corps enseignant, rigide (l’établissement privé), est un bastion de tellementde conventions, deconvenances, d’usages (et de censure). À ce propos, l’épithète de régime « totalitaire » employé couramment à l’égard de l’ancien bloc de l’Est pourrait convenir dans cette Amérique dite « démocratique », car le moindre terme prononcé dans le cadre d’une évaluation au travail est pesé, susceptible de non-conformité à la règle et de provoquer le renvoi. La dissimulation définit cette société blanche aisée, dans laquelle les projets ne sont considérés qu’en vue d’une promotion individuelle, sous l’impulsion d’un égotisme personnel mais à but utilitaire pour la collectivité.

Les noms et prénoms sont éloquents, ceux de la famille Battista (baptiste), de Kate, l’aînée (en grec, pure, mais un diminutif de Catherine), la jeune sœur Bunny (la Bunny Girl est la mascotte de Playboy et la lapine), Adam, le seul instituteur parmi Mrs Darling et Mrs Washington… Le prénom de l’adolescente est peut-être lié à celui du film d’Otto Preminger, Bunny’s Lake a disparu, de 1965, un thriller énigmatique et psychanalytique (relation incestueuse, démence, mère absente et infantile), où de nombreux plans d’enfants et d’école maternelle sont portés à l’écran. Le Genre n’a pas vraiment fait sonComing-out dans Vinegar Girlet les attitudes stéréotypées et différenciées sexuellement font florès dès la maternelle, des fillettes minaudant devant des garçonnets apparemment protecteurs ! Anne Tyler saisit une communauté altérée et discordante, en dysfonctionnement, phénomène qui n’est pas imputable aux seuls États-Unis. Les individus sont des artéfacts, des produits culturels et leurs points de ressemblances s’en trouvent plus forts que leurs points de divergences (la bêtise globale atteint même les oiseaux et les plantes proches de l’homme). La facétie de ton de l’auteure donne des espaces de repos au texte. Deux espèces en péril, shrew, la musaraigne de la toundra (ici, l’étranger) et la mégère (Kate, l’objet de rebut) se superposent dans cette parodie de l’intrigue de W. Shakespeare dans laquelle une femme rebelle deviendra sage et soumise au mariage. La question au demeurant complexe sur l’identité féminine n’est pas élucidée : qu’est-ce qu’une femme, qu’est-ce que cela suppose, infirme ou confirme ? Cette comédie douce-amère sur les petites manies des gens cache la tyrannie, l’abus de pouvoir, les manques. Les histoires tragiques restent toujours des réécritures de grandes histoires, des fonds de récits communs. Les lignes médianes s’y entrecroisent telles les excroissances d’une verdure sans cesse renouvelée, identique dans sa persistance. Anne Tyler soulève une autre question primordiale, celle de la liberté, de sa définition dans un milieu donné, toujours de façon soustractive, de ce que l’on ne peut accomplir ; par exemple, à travers les interdits et les reproches induits du dialogue père/fille.

Pour conclure, je dirais sans révéler plus avant la trame de Vinegar Girl, que la chronologie de cette comédie de mœurs se jouxte à un chronométrage anticipateur (à l’aide d’outils contemporains de communication), d’où la matérialisation de désirs inavoués et de mécanismes intentionnels ourdis. Notons l’élégante couverture d’un détail de planche de botanique du mammologiste et zoologiste John Reeves.

 

Yasmina Mahdi

 


  • Vu: 2229

A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

Lire tous les articles de Yasmina Mahdi

 

rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.