Villa Florida, Journaux 1918-1934, René Schickele (par Gilles Banderier)
Villa Florida, Journaux 1918-1934, René Schickele, éd. Arfuyen, novembre 2023, trad. allemand, Charles Fichter, 260 pages, 18,50 €
Mario Praz avait coutume de dire que les écrivains mineurs réfractaient mieux l’esprit de leur époque que ne le faisaient les « phares » baudelairiens, dont le génie dépasse leur propre temps. À n’en pas douter, René Schickele appartient à la première catégorie. Celui qui se définissait comme « citoyen français und deutscher Dichter » (« citoyen français et poète allemand », encore que la notion de Dichter soit complexe et ne se superpose qu’imparfaitement à celle de poète) naquit en 1883, dans une Alsace faisant alors partie de l’Empire allemand, mais le français fut, au sens plein du terme, sa langue maternelle, puisque sa mère était originaire du Territoire de Belfort, la partie de l’Alsace demeurée française après 1870 (ce qui explique sa position insolite dans la nomenclature des départements). Parfaitement à l’aise entre deux cultures antagonistes (Éric-Emmanuel Schmitt remarquait que le Rhin ne sépare pas deux pays, mais deux civilisations), il était un jour en Allemagne et le lendemain à Paris où, jeune journaliste, il fut fasciné par Jaurès. En 1922, il s’installa à Badenweiler, ravissante petite ville allemande, où Tchekhov était mort quelques années plus tôt.
Bien que de nationalité française, Schickele fut élu à l’Académie de Berlin mais, sentant ce qui fermentait en Allemagne, il quitta Badenweiler en 1932, pour Sanary-sur-Mer, puis Nice et Vence, où il mourra en 1940.
Même si le titre de Villa Florida évoque plus le soleil de Provence que les brumes rhénanes, le volume publié par les éditions Arfuyen propose au lecteur francophone le journal tenu par Schickele à partir de 1918, journal qui prit de l’ampleur après 1933, lorsque le Var devint le lieu d’une véritable colonie d’Allemands exilés. Tous se raccrochaient à l’idée d’une « Allemagne authentique » (p.207), qui fait penser à « l’Allemagne secrète » célébrée par Stefan George (et par son disciple Klaus von Stauffenberg dans ses derniers instants), sans se demander si, au fond, Hitler n’incarnerait pas à sa manière pittoresque l’authenticité allemande.
Certains écrivains chassés d’Allemagne ou partis volontairement seront, au plan de leur art, incapables de s’adapter à cet éloignement et ne produiront plus rien de valable, voire plus rien du tout ; d’autres, comme Thomas Mann (pour qui la Provence ne sera qu’une étape vers les États-Unis), pourtant enraciné dans son pays (« Un homme comme Thomas Mann y est attaché par toutes ses fibres, il en est une partie. Il doit sentir la coupure jusque dans les tissus de la peau, le changement jusque dans les entrailles – savoir si, amputé ainsi, il pourrait continuer à vivre », notait Schickele en décembre 1933, p.111), y puiseront de nouvelles forces.
Schickele fut rejoint dans son exil méridional par Thomas Mann et sa famille, ainsi que par d’autres écrivais moins prestigieux, tout en gardant de nombreux contacts en Allemagne. Comme cela se produit souvent avec les écrivains mineurs, Schickele est surtout intéressant par ce qu’il raconte des autres : il livre ainsi des remarques sur Heidegger et le nazisme (pages 74 et 77) ou des notations proches de celles de Carl Schmitt (« Le politicien argumente naturellement comme le théologien, à ceci près qu’il met l’État à la place de Dieu », p.93).
Villa Florida est un document de premier plan, bien traduit (mais avec parfois des étrangetés, telle une note absente p.105) sur la montée du nazisme (l’expression forgée par Schickele, Hitler ante portas, brille comme un diamant sombre). On voit (pp.194-195) la presse nazie se déchaîner au-delà de la mort contre Stefan George, que le régime avait pourtant tenté d’enrôler (il avait répondu avec un mépris cinglant), en lui inventant des origines juives et parce qu’il comptait dans son Kreis des Juifs (mais également, doit-on ajouter, des antisémites).
Ce volume intéressant nous rappelle au passage que l’ascension d’Hitler (parti de rien) vers le pouvoir, son ascendant quasi-chamanique sur les masses, furent de nature purement rhétorique, tant à l’écrit (Hitler « écrit l’allemand comme un Noir éduqué dans une école de la Mission avec des journaux comme unique matériel pédagogique », p.218) qu’à l’oral (« Hitler comme orateur fouille la chair de ses auditeurs. C’est à cela que correspond leur manière de réagir », p.229). C’est une chose à ne pas oublier, dans nos pays où des programmes d’enseignement sans cesse revus à la baisse mettent les foules à la merci du premier démagogue venu.
Gilles Banderier
Socialiste et pacifiste, écrivant aussi bien en allemand qu’en français, René Schickele (1883-1940) vit ses livres interdits par le régime nazi. Il se réfugia en France à partir de 1932.
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