Vigiles des villages, Bernard Fournier (par Murielle Compère-Demarcy)
Vigiles des villages, éd. Cahiers de Poésie Verte, Coll. Trobar, Prix Troubadours/Trobadors, 2020, 42 pages, 12 €
Ecrivain(s): Bernard Fournier
Ce trente-deuxième recueil de la Collection Trobar est publié en supplément au n°131 de Friches, Cahiers de Poésie Verte, dirigés par Jean-Pierre Thuillat, pour nous emmener au pays des « pierres levées, pierres pointées, pierres soignées », ces monuments mégalithiques dont les menhirs et les dolmens sont les Vigiles des villages dans le département de l’Aveyron (ancien comté du Rouergue). L’occasion pour le poète Bernard Fournier d’y tracer ses lignes non loin de Guillevic, natif de Carnac, qui a aussi chanté les pierres ; de rester en contact avec une mère disparue à travers ces figures maternelles représentées par les « statues-menhirs » du Musée Fenaille de Rodez (« mères à la poitrine lasse, mère aux hanches fécondes ») ; de garder trace de ses racines modelées dans la langue d’oc au pays rouergat.
La personnification de ces « pierres nues / vieilles archives, aïeules aux hanches larges / aux baisers enfuis » prend corps dans le mystère et l’obscur lumineux des strates de « nos mémoires » sur lesquelles
elles veillent,
les yeux mi-clos sur leurs traits lapidaires
à l’écoute du bruissement des soies, des griffures d’insectes,
froissements ou feulements de fauves
La terre se révèle au passage de ces stèles légendaires osmose des règnes minéral/animal, levée d’âmes « comme une armée surveillant l’horizon dans la crainte ou l’espoir » dont les pierres de mémoire signent une écriture « qui fait vivre les morts ». Le silence accompagne la marche du poète comme une prière le recueillement, silence tacite que disent les pierres dans le creuset du souffle, sur « le seuil de la mémoire » sans que la parole ne viole l’infini du mystère, sans que le pèlerin ne manque d’y trouver trace où reconnaître « un signe d’appartenance ». L’essentiel brut et incarné de l’existence se murmure ici, par-delà l’écorce des simulacres ou des vibrations superficielles, le poète par ses mots fait se craqueler le sommeil et la gangue des apparences, jusqu’à faire apparaître les figures sous la forme (« et la pierre qui répond par ces traits : / femmes souriant, hommes armés, signes secrets» ;) et l’on retrouve ces poèmes de Bernard Fournier laissés ouverts en leur chute par une ponctuation qui ne clôt pas le texte (poèmes terminés par un point-virgule) laissant le chant des pierres en point d’orgue sur la partition de la page, de cheminement en cheminement, restes / traces vives des mémoires écrits sur la pierre. Il arrive que la pierre, inerte en son état (« (…) dans la pierre / c’est à peine si les lignes s’émeuvent ») s’anime et investisse la langue (terre maternelle et/ou d’histoire) si puissamment que la pierre gisante « agite ses lignes dans (l)a chair » de celui qui les chante et peut accéder à ses messages cabalistiques par son savoir-lire/savoir-ouïr-écrire/savoir-vivre (Maintenant que tu sais lire / tu peux déchiffrer les griffes du grès, / les signes abscons des hivers et le dessin des oiseaux »). Le poème qui suit condense la force entière des Vigiles des villages :
Les silences sont longs dans la pierre,
c’est à peine si les lignes s’émeuvent
peut-être remâchent-ils leurs peines en langue d’oc :
menhirs, dolmens, obélisques, cippes et stèles
vous êtes des âmes, vous vous êtes aimées, vous nous êtes chères
vous êtes un peuple, un village, une maison que le temps nous apporte
même scarifiées, même suggérées, même trop vieilles,
vous nous êtes une âme ;
Le poète Bernard Fournier insuffle une seconde vie à ces pierres, le souffle poétique à leur puissance de suggestion, jusqu’à toucher l’âme du temps et de nos existences, recrées pour l’éternité.
Murielle Compère-Demarcy
Bernard Fournier, né à Paris en 1952, partage aujourd’hui sa vie entre Paris et son coin de nature dans l’Yonne à Villeneuve-la-Guyard. Essayiste, critique, animateur du café poétique « Le Mercredi du poète », membre de l’Académie Mallarmé et Président des Amis de Jacques Audiberti, il est aussi, et avant tout, poète. Il a soutenu une thèse de doctorat sur Guillevic, parue en 1998, et a participé à des colloques sur cet auteur, sur Marc Alyn et sur la poésie en général, en particulier lors des rencontres internationales de Cerisy-la-Salle.
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