Vies minuscules, Pierre Michon (par Léon-Marc Levy)
Vies minuscules, Pierre Michon (1984), 249 pages
Edition: Folio (Gallimard)On peut facilement imaginer que Pierre Michon, en choisissant le titre de cet ouvrage, dût avoir un sourire amusé au fond des yeux. Un fin latiniste comme lui n’a pu résister au plaisir malin de « répondre » au fameux « De Viris Illustribus (Urbis Romae) » qui a accompagné les années de lycée de bon nombre de latinistes en herbe. On peut aussi évoquer d’autres « Vies » – ce fut un genre littéraire à part entière autrefois – Vies des douze Césars de Suétone par exemple. Toujours des vies notoires. Les vies minuscules évoquées ici n’ont rien d’illustre ou de lumineux, elles sont ombreuses comme la Creuse, mais n’en sont pas moins nobles et finalement souvent aventureuses, étonnantes, étranges.
La Creuse. Omniprésente dans cette galerie de portraits, encadrement de ces personnages infimes qui y sont nés, y ont vécu et y sont morts. La Creuse d’ombre et de lumière, de froid et de chaleur, avec ses hivers longs, rigoureux, déprimants et ses étés brefs mais brûlants, chantants, joyeux. Pierre Michon est ancré dans un territoire dont les habitants, naguère, réduisaient à l’envi l’étendue, lui donnant des limites familières au-delà desquelles commençait l’inconnu, le « pays barbare au-delà de Limoges ».
Territoire étroit, perdu vers nulle part, où Pierre Michon révèle et relève des hommes oubliés. Territoire ingrat au point d’avoir, depuis très longtemps, incité ses natifs à aller vendre leur force de travail à Paris ; donner sa force de travail ou son corps à la nation est d’ailleurs comme un destin creusois : Les « maçons de la Creuse » construiront en large partie le Paris de Haussmann et 1/3 des hommes actifs périront pendant la grande boucherie de 14-18**. Terre maudite et oubliée.
« La province dont je parle est sans côtes, plages ni récifs ; ni Malouin exalté ni hautain Moco n’y entendit l’appel de la mer quand les vents d’ouest la déversent, purgée de sel et venus de loin, sur les châtaigniers » (Vie d’André Dufourneau).
De cette exploration de personnages oubliés – ont-ils jamais compté ? – Pierre Michon tire le terroir vers l’universel. Ses pauvres ruraux sont les miséreux du monde entier, partagés entre souffrances, espoirs, amertume et regrets. On peut penser aux personnages de William Faulkner avec ses paumés du Sud, ses déjantés, et l’exiguïté du territoire parcouru. La Creuse de Michon ressemble à s’y méprendre à celle de Claude Chabrol (Le Beau Serge) : paysans désœuvrés, alcool jusqu’à l’oubli de soi, paysages noirs, loin de tout églogue. Tout se passe dans un seul lieu, comme si la topographie devenait un destin tragique, enfermant bêtes et gens. Des êtres durcis par la dureté de leur vie, la rudesse des saisons, des paysages ; des êtres à l’image de la géologie granitique de leur pays. Des êtres qui, quand ils n’ont pas pu partir ailleurs, trouvent dans le mauvais alcool un illusoire et terrible refuge. Comme le Fiéfé qui a atteint les limites d’une vie dévastée.
« … n’étant ni homme mûr ni jeune homme vieilli ; mais simplement ivrogne ; partout moqué un peu ou rudoyé par les pires, mais accueilli à la table parce qu’il avait deux bras dont il fallait bien qu’il se servît la semaine, s’il voulait le dimanche se les rouer d’alcools noirs, s’en déprendre comme de tout il s’était dépris. Ces jours-là, au sortir tourbillonnant des bistrots de Châtelus, Saint-Goussaud, Mourioux, il s’affalait pour la nuit au hasard d’une grange, dans les gerbes dociles, et se parlait à lui-même longuement dans le noir avec des rires d’orgueil, des décrets et des emportements, jusqu’à ce que les enfants du village à pas louches vinssent et, lui jetant en pleine face un seau d’eau ou dans sa chemise l’éclair froid d’un orvet, emportassent sa royauté fragile, éparpillée, dans des rires qui s’enfuient ».
Le vin d’ailleurs est comme une antienne dans l’ouvrage, un lien qui relie presque toutes ces huit vies. Le vin – sans aucun doute mauvais – que le père verse à table tous les soirs dans son verre, abondamment. Le vin solitaire des plus paumés de tous, dans les troquets perdus des trous perdus. Le vin de Pierre Michon lui-même quand – effaré – il ne sait plus par quel bout prendre la vie et qu’il se réfugie à Mourioux chez sa mère où, à l’angoisse de la page obstinément blanche, il va ajouter les cuites à répétition qui le mèneront – presque – au pire.
Et il y a l’écriture de Michon, sa langue, nourrie d’une immense culture littéraire. Une langue précieuse, dans tous les sens du terme : à la fois affectée et rare. L’emphase, la sur-écriture sont là par moments, indéniables. Mais jamais comme une prétention ou une posture. C’est comme un hommage à la littérature des classiques, à Flaubert et son abondance de métaphores, à Proust dans son souci extrême de détails infimes inscrits dans la mémoire. Pierre Michon semble rendre hommage aux maîtres découverts dans les livres, un hommage qui passe par la langue des maîtres. Cette exigence, qui le conduit parfois à une abondance d’imparfaits du subjonctif, il s’en fait un devoir, lui, le fils des Cards dans la Creuse qui ose prétendre à être écrivain. Il ressemble à ces personnages dont il nous a entretenus et qui tirent de leur « petitesse » (minusculité n’existe pas) une timidité qui les mène à ne pas oser se confronter aux « grands ». Comme le père Foucault qui refuse d’aller se faire opérer à Paris d’un cancer parce qu’il est illettré et qu’il ne supporterait le regard des « grands » parisiens qui incarnent à ses yeux le savoir et la culture. Michon, dans son premier ouvrage, « tord le bâton dans l’autre sens » : il surjoue la maîtrise de la langue noble – comme une Verneinung des origines rurales et humbles.
Précieux ouvrage qui ouvre une œuvre précieuse. Nous avons en France quelques gardiens de la grande littérature classique au cœur de notre modernité : Louis-René des Forêts, Pierre Pachet, Georges-Olivier Châteaureynaud, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Pierre Bergounioux. Pierre Michon est de cette troupe essentielle, salvatrice.
Léon-Marc Levy
** 266.000 habitants avant la guerre. 228.000 après la guerre (source SPLAF)
Pierre Michon, né le 28 mars 1945 à Châtelus-le-Marcheix (au hameau des Cards), est un écrivain français.
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