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Vie de ma voisine, Geneviève Brisac

Ecrit par Pierrette Epsztein 08.03.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Roman, Grasset

Vie de ma voisine, janvier 2017, 180 pages, 14,50 €

Ecrivain(s): Geneviève Brisac Edition: Grasset

Vie de ma voisine, Geneviève Brisac

 

Toute notre vie, nous mettons nos pieds dans ceux de l’Histoire mais, sur le moment, nous ne le réalisons pas. Le jour où nous ouvrons le dernier livre de Geneviève Brisac, Vie de ma voisine, nous sommes saisis par un air de printemps. Une cour, un cerisier, un déménagement (c’est toujours un moment d’inquiétude). Mais qui va être le plus transporté ? la narratrice qui avoue « Je peine à m’enraciner », ou le lecteur qui ne s’attend pas à un tel arrachement à son quotidien, englué qu’il est dans ses habitudes ? Car l’auteur, qui se fait narratrice, va nous obliger, nous aussi, à déménager. En effet, comme dans La Ronde d’Arthur Schnitzler, de relais en relais, de main en main, de cœur en cœur, de nom en nom, nous partons en voyage. La narratrice va nous emporter, à notre corps défendant, dans le temps et dans l’espace pour un sacré périple. A travers l’histoire d’une famille, nous allons retrouver un siècle d’histoire avec ses bonheurs et ses souffrances, ses joies et ses tragédies.

L’intrigue commence par une étrange rencontre. Retournons dans la cour. Une femme âgée, inconnue, aborde la narratrice. Cette dame habite l’immeuble depuis longtemps, juste deux étages au-dessus. Elle possède un sésame pour entrer en relation avec l’auteur-narratrice. C’est un « nom de passe », Charlotte Delbo, qui va être une clef pour ouvrir une porte, une de celles que la narratrice dessinait enfant, et être admise dans son intimité. En effet, l’auteur a écrit une nouvelle sur cette femme-écrivain, rescapée des camps de la mort. Or cette femme étonnante, celle qui écrivait « Apprenez à marcher et à rire, / Parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts/ et que vous viviez sans rien faire de votre vie », a été l’amie de la voisine.

C’est la narratrice qui, attisée par la curiosité, va en premier monter les deux étages qui la séparent de sa voisine. Rien qu’à observer l’environnement de cette femme, elle pressent déjà des affinités. Le lieu est encombré de livres et d’objets qui dévoilent une partie de l’existence de celle-ci. Elle mettra quelque temps avant de connaître son prénom, puis son nom. « Elle s’appelle Eugénie, dite Jenny, dite Nini, Plocki ».

Au fil des saisons, les deux femmes vont se lier d’amitié. Plus de soixante-dix ans les séparent. Pourtant, elles vont ensemble voyager, échanger sur la politique, sur la culture, et parler, parler, parler, non pas de l’intime de la voisine qui se présente ainsi : « Je ne suis personne », mais des évènements qui ont marqué le siècle, des noms qui ont traversé leur histoire, de leurs engagements réciproques.

Cette voisine est, non pas une rescapée, mais une survivante, avec son frère cadet, de cette guerre qui l’a privée de ses deux parents. C’est leur histoire qui nous est contée et qui nous va nous permettre de comprendre ce qu’elle est devenue.

Nous ne détaillerons pas les tribulations qui ont jalonné la vie de cette famille, nous laisserons au lecteur le plaisir de la découverte. Nous nous contenterons de donner quelques points de repère pour comprendre la personnalité de Jenny. « À quel âge rencontre-t-on ses parents ? » se demande l’auteur-narratrice. Jenny, elle, a vécu avec en tête et dans le cœur la mémoire de ses deux parents. Sa mère Rivka et son père Nuchim Plocki. « J’aimais énormément ma mère » dit-elle. Mais elle avait les mêmes sentiments pour son père. Ce qu’ils ont été, ce qu’ils lui ont transmis l’ont construite définitivement. « Mes deux parents étaient polonais, juifs et athées ». Et nous pourrions ajouter, deux militants, exilés en France, le pays de la liberté, dans les années vingt. La narratrice rappelle les mots d’Isaac Babel qui écrit : « Le cœur de notre tribu est enfermé dans le strudel, ce cœur qui sait si bien endurer le combat ».

Dans ce pays, ils auront connu une vie simple mais heureuse, engagés dans tous les grands mouvements pour la justice et la liberté, tout en restant lucides sur les aléas de la vie. Ils seront rattrapés brutalement par l’Histoire. En juillet 1942, dénoncés par un voisin, ils sont arrêtés. Dès ce moment-là, ils savent parfaitement ce qui les attend. Leurs enfants, français, ils les laisseront s’échapper en toute clairvoyance et eux seront sauvés. Avant de se laisser emmener, ils confient à Jenny, l’aînée, des objets symboliques : la montre de la mère et leurs alliances, et le peu d’argent qu’ils possèdent. Ils ne se reverront jamais.

Qu’est-ce que ces deux parents ont transmis à leur fille qui l’a marquée de façon indélébile et qu’elle souhaite destiner à sa jeune amie ? Quels sont les trésors essentiels qu’ils ont déposés dans son for intérieur ? Jenny gardera toute sa vie et les objets et leur éthique. Certaines attitudes et certains propos s’inscriront à jamais dans sa chair.

De sa mère qui lui disait « Les études c’est le plus important, la révolution ce serait que tout le monde accède enfin à la connaissance et au vaste monde, la révolution ce serait que les filles ne soient plus prisonnières de leurs grossesses, les bras chargés de seaux, dos cassés par les maternités, hanches brisées par travaux domestiques », elle a endossé la liberté de penser, l’indépendance, l’engagement, la lutte pour davantage de justice, l’amour des livres et de la culture, la croyance dans l’intelligence humaine et le désir, jamais assouvi, de transmettre. Elle qui rêvait de devenir archéologue, est devenue institutrice, apprenant à lire à de jeunes enfants. Mais elle n’a jamais écrit. Savait-elle que son histoire deviendrait un roman ?

De son père, elle disait « Il avait le plaisir de raconter le monde à sa fille, lui transmettre son humanisme indestructible. Il a toujours été socialiste. Toute sa vie. Un militant ouvrier. Un intellectuel révolutionnaire. Un homme qui n’avait peur de rien, ayant déjà tout vu ».

Ces deux parents, assez exceptionnels, ont généré chez elle sa modestie, sa noblesse, son accueil aux autres, sa foi en l’humain et sa force vitale qui charme tant son interlocutrice. Mais aussi sa perspicacité qu’elle énonce de façon lapidaire : « Il y a ceux qui comprennent et les autres ».

Et puis, il y aura la dernière phrase de son père, écrite en Yiddish, lancée du train de la mort, et qu’elle fera traduire : « Vivez et espérez ». C’est avec de tels mots qu’elle réussira à survivre pendant la guerre et après l’horreur, à vivre pleinement.

Dans le fil des jours, Jenny et la narratrice vont s’apprivoiser et cette histoire différente et pourtant proche devenir pour la narratrice un point d’ancrage. « Je suis entrée dans un autre monde. Un autre temps » nous annonce-t-elle. Celle-ci, grâce à cette confrontation, va modifier son regard sur soi, lui permettant de réviser sa vision du monde et de changer de point de vue sur sa propre existence.

La souffrance ne crée pas toujours des êtres désabusés mais, pour cela, certaines conditions sont nécessaires. La joie n’est pas donnée. Accueillir le plaisir des jours s’apprend, c’est une conquête. C’est ce qu’elle offrira à sa nouvelle amie dans une lettre : « La mort des autres, et nous n’y pouvons rien, nous a nourris, non pas de rancœur, non pas de haine mais d’une énergie que rien ne pourra briser ».

C’est une richesse inestimable d’être capable de sortir de « l’enclos de son petit moi », non pas pour nier toute singularité mais pour s’enrichir en accueillant l’altérité sans peur. Les amitiés tiennent une place essentielle dans la vie de Jenny. Plus particulièrement celle de Monique, l’amie de toujours et dont la mère demandera à devenir sa tutrice.

Ce roman est un savant tissage entre narration, extrait de poèmes, dates et faits historiques, réflexions existentielles. Dans ce livre Geneviève Brissac a ce talent de donner une unité à ces différentes instances narratives. De plus, dans ses réflexions, le « je » de l’écrivain se fond de plus en plus dans le « elle » de la protagoniste jusqu’à se transformer parfois en « nous ». On sent très bien ce rapprochement qui se dévoile au fil des pages. Cette femme va entrer dans le fil des jours de la narratrice et y devenir un point d’ancrage. Elle va lui tendre un miroir qui lui présentera un regard différent sur son intériorité, sur sa vision du monde et bousculer sa propre existence. L’auteur, dans une langue sobre, dépouillée, débarrassée de tout pathos, avec des phrases simples, émaillées d’interrogations, qui évitent au maximum tout ce qui ferait diversion, qui suspend tout jugement, tout cliché sur cette époque, va dérouler son récit entre réalité, puisque cette voisine existe bien, et fiction, puisque l’auteur va, comme un scribe éclairé, transcrire, avec son style propre, les évènements, les réflexions, les sentiments de Jenny, « l’autre toute autre », par mimétisme, identification.

« La conception de la personne est polyphonique : le sujet est traversé par les voix du monde, celles des êtres qui l’entourent et des êtres qui furent des êtres rêvés et des êtres de papier ; être c’est être à équidistance de soi et des autres ; de soi et du monde » écrit Belinda Cannone dans son essai, L’écriture du désir. Geneviève Brisac, et c’est là son talent, parvient, dans son écriture, à se maintenir constamment à cette juste distance.

Certains noms nous restent en mémoire, posés comme des pierres sur notre chemin de vie car ils nous ont marqués à jamais et ont contribué à nous faire ce que nous sommes devenus. Certaines rencontres, que ce soit dans notre vie ou dans nos lectures, peuvent changer notre vision du monde et même parfois faire bouger jusqu’à notre rapport à l’existence.

Le lecteur, s’il s’imprègne du chant contrasté de Vie de ma voisine, entendra un hymne à la joie de l’amitié, à la nécessité de transmettre la culture pour ne pas perdre tant de richesses qui sont le ciment des civilisations.

Ce récit est un remède salutaire à la mélancolie. Il nous prémunit contre le morbide. Il nous redonne le désir de nous engager et de résister pour « Vivre vraiment et vivre libre ». Il nous restitue la force de protester, de ne pas nous laisser engluer dans le nihilisme ambiant, l’enténèbrement qui frappe notre époque. Et de lutter encore et toujours pour nos valeurs humanistes.

Pour nous y inciter, nous pouvons emprunter cette citation de Jean-Pierre Vernant, anthropologue et spécialiste de la Grèce antique, prononcée dans une conférence intitulée L’histoire n’est pas tout à fait finie : « Le vrai courage, c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser ». Nous retrouvons dans ces mots la leçon que nous offre le livre de Geneviève Brisac et cela nous confirme, une fois de plus, que la « littérature éveille à une lecture pensée du monde ».

 

Pierrette Epsztein

 


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A propos de l'écrivain

Geneviève Brisac

 

Geneviève Brisac est née à Paris en 1951. Elle est écrivain et éditeur chez Gallimard. Elle dirige aussi les collections Mouche, Neuf et Médium à L’École des loisirs depuis 1989. Avant d’entrer dans le monde de l’édition, elle a été professeur en Seine-St-Denis. Issue d’une famille d’intellectuels, elle a toujours voulu transmettre ce que les livres lui ont apporté. Auteur prolifique, elle a écrit de nombreux livres pour adultes, des recueils de nouvelles et des livres pour enfants et adolescents.

Bibliographie partielle, Littérature générale : Les Filles (Gallimard, 1987, prix de l’Académie française) ; Petite (L’Olivier, 1994) ; Week-end de chasse à la mère (L’Olivier, 1996, Prix Femina) ; La marche du cavalier (L’Olivier, 2002 ; Une année avec mon père (L’Olivier, 2010, Prix des Éditeurs 2010) ; Dans les yeux des autres (L’Olivier, 2014) ; Vie de ma voisine (Grasset, 2017). Cinéma, 2009 : Non ma fille tu n’iras pas danser de Christophe Honoré : coscénariste. Théâtre : 2008-2010, Je vois des choses que vous ne voyez pas, mise en scène Damien Bricoteaux, Manufacture des Abbesses puis Théâtre Rive Gauche.

A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.