Vesoul, le 7 janvier 2015, Quentin Mouron (par Philippe Chauché)
Vesoul, le 7 janvier 2015, janvier 2019, 120 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Quentin Mouron Edition: Olivier Morattel éditeur
« Le picaro est cadre, homme d’affaire, plasticien, écrivain. Il n’a ni attache, ni patrie ; il ne reconnaît aucune frontière, aucune religion. Il est planétaire. Il saute les méridiens. Il glisse autour du globe. Son visage est jeune, lisse, pur ; sans échancrures ethniques, sans miasmes historiques. C’est un ange. Mon maître dans son Audi, me semblait un ange ».
Vesoul, le 7 janvier 2015, nous plonge dans l’histoire ubuesque d’un cadre supérieur adepte de grosses cylindrées, de manifestations culturelles, du jazz, d’alcools forts, de la gymnastique traditionnelle chinoise, de bars sympas, de plans cools et de spots de princes. Le narrateur qui fait du stop va tomber sur ce personnage issu de romans picaresques, un futé bien affuté que rien n’effraie. Comme Don Quichotte et Sancho dans La Mancha, ils vont tourner en rond dans Vesoul. D’une escale très arrosée au vin d’Arbois dans une gargote délabrée occupée par une douzaine de silhouettes ployées sur les godets à l’Hivernale des Poètes, le narrateur passe à la moulinette les comportements et la novlangue de ces artistes, plus ridicules les uns que les autres, et persuadés que La poésie rend libre. Nos aventuriers vont alors traverser le Tunnel des citations, où des centaines d’extraits de poèmes, de romans ou d’essais, sont mutilés de mots et de phrases qui n’ont plus leur place dans ce nouveau monde.
Le consensus religieux et les associations végétaliennes ne laissent rien passer, elles veillent, et s’il le faut, découpent et déchirent. Evacué le jambon dont rêve Reverdy, et aimer et mourir de Baudelaire, vite transformé en aimer et vivre, quant à Aragon proposé dans ce tunnel machiavélique, il est présenté comme un salopard, une raclure communiste, un apologue du goulag. Tout un nouveau monde qui ne déplairait pas à Joseph Staline, et ravirait Alfred Jarry, c’est Ubu à Vesoul.
« A la sortie du festival, nous achoppâmes à un imposant sitting ; des étudiants blafards à lunettes rondes s’extasiaient autour de substantifs abstraits tels que « justice », « égalité » ou « solidarité » (« au pluriel, car il y en a plusieurs », tautologia une rouquine blonde). Ils appartenaient à une faction d’extrême-gauche comtoise nommée Marx et Lili, et écumaient les bleds de la région, à la manière d’un cirque ambulant ».
Vesoul, le 7 janvier 2015, est le roman de ce cirque ambulant, où tout se mélange, les révoltes se donnent la main, le verbe marche et les slogans occupent la rue, la menace vise nos deux héros, marxistes, racisés, handicapés, métallurgistes normands, Palestiniens, gens du voyage, amis des animaux, tu ne verras jamais un lièvre tabasser sa femme. Mais Saint-Preux le cadre en goguette réagit, armé de son IPhone 7, muni de l’application « Jedi’s sword », comme Don Quichotte de sa lance et de son épée, face aux moulins à vent, les révoltés d’un soir vont y laisser des plumes et quelques certitudes. Ils brandirent leurs panneaux, hurlèrent que nous étions des « salopards d’hominidés ». « C’est la meth ! » répéta mon maître, sans se départir de son calme souverain. Ce théâtre des agitations va se retourner et s’effondrer, lorsque le lendemain à l’entrée du Congrès où ils sont attendus. Un murmure parcourut l’assemblée, nous sommes le 7 janvier 2015, à Paris, loin de Vesoul, l’attentat visant Charlie Hebdo est sur toutes les lèvres et les statuts de Facebook. D’un bout à l’autre de la salle Parisot, on lança : « Barbares ! Salauds ! etc. » on le retranscrivit immédiatement sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram… Nos smartphones vibraient, clignotaient… Le narrateur va poursuivre, dans un grand éclat de rire, sa satire, il frappe fort, à la manière du théâtre de Thomas Bernhard. Quentin Mouron réussit là, un roman acide dont la dérision consume sur son passage tout ce qu’elle touche. L’art du roman c’est de réussir à saisir la comédie humaine, avec ses travers, ses bassesses et ses excès. Quentin Mouron a l’œil et la plume braqués sur ces ridicules attitudes, ces précieux et ces précieuses qui ne s’entendent plus pérorer, c’est toute la réussite de ce petit roman explosif.
Philippe Chauché
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