Vers Calais, en Temps ordinaire, James Meek (par Martine L. Petauton)
Vers Calais, en Temps ordinaire, James Meek, Métailié, janvier 2022, trad. anglais (Ecosse), David Fauquemberg, 460 pages, 23 €
Quel livre étrange et fascinant ! Comme ces bestiaires médiévaux, aux créatures mi-licorne, mi-griffon, on hésite : genre historique, épique, courtois ? roman, sûr ! de quoi dépayser son lecteur ! A l’image de son très beau titre (le temps ordinaire étant dans la langue de ce Moyen Age là, ce qui n’est pas occupé par l’événement extraordinaire) et son illustration de couverture, ce Printemps de Botticelli, dont volontairement ? on ne voit que le bras et la robe toute en fleurs, mais pas le visage, afin de ne pas reconnaître trop vite l’allégorie. Mélange, se dit-on, mais en avançant dans la lecture, prend forme un temps médiéval assez proche souvent de sa réalité et des flashs nous amenant à nous, maintenant, plus qu’étonnants sur l’intemporel de l’homme.
Peu de personnages mais bigrement campés : la jeune noble, fuyant un futur mariage arrangé avec un barbon et toute à la recherche de son amour chevaleresque idéal, une petite compagnie d’archers en partance vers Calais fraîchement devenue anglaise – c’est celle des Bourgeois chers à nos leçons de petite classe – un intellectuel, procureur, homme de loi, et – puisqu’il maîtrise le latin – confondu parfois avec un clerc lettré. Le tout converge vers la mer et la France, à l’instar de cette Nuit de Varennes d’Ettore Scola (1982), sauf que le huis clos n’est pas dans une diligence ; comme dans ce film culte, le but ne sera pas atteint, ni Varennes, ni Calais. On caracole, on pleure et rit dans ce road-movie sauce médiévale (l’auteur ne fût-il pas grand reporter !).
Le temps du livre est 1348, débuts de la pire histoire de l’Europe médiévale, celle de la Peste Noire ; au bout, quand même le quart ou pas loin de la population européenne est fauché. Cette « pestilence » est le socle très historique du roman, menace constante, telle une coloration des pages, presque jamais incarnée toutefois, sauf à la fin. Peste dont – fake news et mythe du complot de l’époque – beaucoup doutent ; n’est-ce pas invention des hommes d’églises, et du pape, pour prétexter des taxes nouvelles ? C’est, pour autant, elle, vraisemblable ou parfaitement fantasmée qui plane sur tout le récit : « comment bannir la pestilence : ils ne devraient point besogner trop dur, de crainte que leurs trous à sueur viennent à s’ouvrir en grand, pas plus qu’ils ne devraient s’adonner à la luxure charnelle avec des femmes, ni se baigner dans une eau chaude, ni non plus rester plus d’un jour sans purger leurs entrailles… ». Remarquable viatique médical du temps, percevant à peine de ci, de là, le côté épidémique de la terrible chose.
Nos voyageurs, passant, comme il se doit dans l’horizon géographique de l’époque, d’un bout de comté à l’autre, comme si c’était le bout du monde (« le soleil était deux doigts au-dessus du rebord du monde ») enchevêtrent leurs histoires personnelles avec la maestria des tisseurs de grandes tapisseries. Réel travail sur les langues du Moyen Age, les parlées (« je ne sais pas le parler de vos vilains ; que disait le porcher ? »), cet anglais mâtiné de français – apporté par Le Conquérant jadis, que ne comprennent pas les Écossais, cette langue des clercs enfin, totalement hermétique à la population, qu’est le latin, lui aussi cuisiné de moults façons.
Berna, la noble fugueuse, voyage dans sa robe de future mariée, ne quitte guère le livre « de la rose » de Guillaume de Lorris (« au vingtième de mon âge – au temps où amour prend péage »), parfum de troubadours, cherchant dans son chevalier sis à Calais, « tout ce que l’amour exige, courtois, libre d’orgueil, élégant, allègre et généreux ». Le très attachant Will, le fil rouge du livre, ne sera libre des liens féodaux le liant à son seigneur, que s’il atteint Calais ; son discours est souvent un poil « époque des Lumières », anachronique, à moins qu’annonciateur de la future Renaissance ? Doublé d’un serf à visage de Janus, féminin/masculin, amoureux de lui et – pas mince – accompagné d’un verrat. Les archers sont brutaux à souhait – n’ont-ils pas avec eux, une fille française, raflée et violée après la bataille gagnée par les anglais sur le sol de France. Le soir, autour des feux dans les haltes de fortune, et dans des villages désertés sans doute par la peste avançante, ils narrent de façon épique comme il se doit la geste de « leur » Crécy : « la chevalerie de France s’est trouvée prise sous notre pluie de flèches et a commencé à tomber… leurs mains délicates qui deux jours en arrière, caressaient encore la panse blanche de leurs dames, se gantaient maintenant d’une cotte de mailles et lissaient le caparaçon de soie des destriers ». Car, au droit de la grande peste, l’arc anglais qui bouleversa l’art de la guerre dans cette fin du Moyen Age est la trame véritablement historique du roman. Les mœurs sont constamment soulignées, usages, nourriture et logement, sexualité aussi, crue à n’y pas croire ; « vit et con » à volonté, mais – là encore – réalité historique des mentalités, considérée comme mœurs de gens vils ; les subtilités des sentiments étant particularité des personnes nobles, les autres n’étant pas outillés par constitution : « … que la quête romantique soit le domaine réservé des gens de qualité ». Différent, toutefois, car plus sombre et plus réel dans les parlers qu’un Fortune de France, de Robert Merle, auquel on se prend à penser de temps à autre. Bravo à la traduction qui a fait là des prouesses.
Changements de registres dans l’avancée de la lecture – événements, sentiments, plus on arrive vers la mer et « en regardant vers le pays de France » que chantera guère après Charles d’Orléans, plus l’époque historique s’incarne dans sa dure réalité : peurs diverses autour de la maladie, morts et souffrances, pertes, emprise du réel faisant face aux rêves précédents : celui de la courtoisie en particulier, cédant le pas aux désillusions…
Quel beau voyage que ce livre, « en immersion » comme on aime dire à présent dans cet univers si particulier à découvrir, au pas marché de ses héros ; un XIVème rêvé, fantasmé mais aussi vécu au plus près des peurs et des malheurs de ce temps (ne disait-on pas alors le « temps des heurts »).
Martine L Petauton
James Meek est un auteur écossais né en 1962. Il fut grand reporter puis journaliste. Lauréat de nombreux prix littéraires.
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