Identification

Vagabonde, Fumiko Hayashi (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 09.12.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Vagabonde, Fumiko Hayashi, éditions Vendémiaire, septembre 2022, trad. japonais, René de Ceccatty, 192 pages, 20 €

Vagabonde, Fumiko Hayashi (par Yasmina Mahdi)

 

Sans adresse

Fumiko Hayashi (1903-1951) n’a que 25 ans quand elle écrit Vagabonde. Ballottée « de lieu en lieu à travers tout Kyûshû », elle se sent prédestinée à errer, à l’instar de ses parents commerçants ambulants. Être vagabonde a une signification péjorative et discriminante particulièrement au pays du soleil levant, souvent synonyme de clochardisation (à la suite d’un parcours chaotique, d’une vie de fugitive), ce que l’on nomme aujourd’hui les SDF (sans domicile fixe).

Ce précieux journal-roman offre un descriptif des villes nippones, par exemple la ville de Nôgata, brumeuse, pluvieuse, « dont les corniches des maisons toutes brûlées semblaient bâiller obscurément, et dont les rues étaient parsemées de charbon qui crissaient sous les pieds », et un aperçu pathétique de la population : « ce n’était ici qu’un défilé de femmes maladives qui lançaient des regards perçants. Celles qui sortaient sous le soleil brûlant de juillet étaient vêtues de jupes sales et de vestes de coton léger sans manches ».

La fillette observe les ouvriers d’une extrême pauvreté, les nécessiteux, sous-classe de banni.e.s telle que la filme Akira Kurosawa dans Dodes’kaden. Sans doute Fumiko Hayashi est-elle considérée elle-même comme une personne appartenant aux Bunrakumin – groupe minoritaire discriminé socialement et économiquement, descendant de la classe des parias de l’époque féodale.

Or, la fillette, bien que chargée de travaux pénibles, d’abord « vendeuse de rue », se différencie de son entourage par l’amour de la lecture, du cinéma, son intérêt pour les chansons folkloriques et le parler populaire. Dans le Japon du début du XXème siècle, les marchandises se vendent à la pièce – mercerie, nourriture, éventails, jouets, etc. La vagabonde se retrouve baby-sitter chez un écrivain établi et découvre Tchékhov, ce qui lui fait dire : « Le professeur ne savait pas probablement que la luzerne polymorphe s’épanouit en jolie fleur blanche… ». L’auteure apprécie autant la grande littérature que l’argot, les parlers dialectiques, les poètes (Takuboku Ishikawa, « le Rimbaud japonais », ou Masaoka Shiki), les épopées populaires. Loin des clichés érotiques et convenus sur les « geisha », Fumiko Hayashi révèle leur flétrissement avant l’âge : « Le soir, de retour, je vois les geisha se plaçant devant les miroirs comme des pots de fleurs, se badigeonner le visage d’une poudre grise », ainsi que l’atrocité de leur sort. Elle relève un de leurs échanges : « Hier soir, je n’ai fait que deux passes. – Les clients ont les yeux qui louchent, hein ! – Il y en a pour dire qu’on s’en fiche ».

L’errance de Fumiko semble sans fin et l’accueil à son égard, froid, voire hostile. Le peu d’argent gagné péniblement lui permet à peine de se nourrir. Néanmoins, elle refuse la servitude, se rebelle contre les humiliations et aimerait, « dans les beaux quartiers près de Ginza, vomir des caillots de sang et les étaler dans la voiture d’un riche ». Elle constate que « finalement, on fait des hommes des cafards… ». La saleté, la faim, le dénuement accablent Fumiko. La solitude lui pèse et elle remarque avec tristesse les contrastes d’une nuit de Noël dans la ville brillante de tous ses feux aux vitrines emplies de victuailles, et fait part de sa détresse : « c’est le crépuscule, un train express, cette fenêtre bouge tellement sous le vent ». Après une période traitée de façon assez elliptique, la séparation d’avec un ou plusieurs hommes, la jeune Fumiko entame un nouveau labeur, « serveuse dans un restaurant de viande de bœuf. (…) Mais à force de monter ou de descendre, j’étais absolument crevée ». Notons que l’activité liée au sang et à la mort est considérée comme une souillure dans le Shinto. La jeune nomade se rebiffe contre les humiliations et repart, parfois à dos de bicyclette : « Un vent porteur de pluies soufflait, mes couettes claquaient comme des ailes d’oiseau de part et d’autre de ma coiffure japonaise (…) Courant comme un chien qui agite la queue, voilà que je me raccrochais à ce simple travailleur. (…) Tout m’allait et prenant dans une main mes socques de bois à semelles convexes, je retroussai ma robe et grimpai à l’arrière de sa bicyclette, comme il m’y avait invitée ».

Notre vagabonde est la proie du moral le plus bas, boit, fume, hurle, déprime puis se laisse absorber par le beau spectacle d’« une nuée de papillons blancs [qui] a virevolté comme des flocons de neige (…) C’était comme un flot de nues blanches ou bleues ». Ni les jours ni les années ne sont mentionnées dans cette épopée, uniquement les mois. Fumiko fréquente un groupe de poètes et d’artistes à tendance libertaire, anarchistes, « tous démunis », ce qui lui fait dire : « c’est une situation, la nôtre, où même une souris ne se pointerait pas (…) Jusqu’à quand devrons-nous continuer à mener cette existence d’insectes ? ». Parfois, la narratrice pense à mourir ou à se « faire voleuse », « bandit femelle des grands chemins (bazoku) ». La vapeur d’eau des cuissons, du brouillard, les larmes, les pluies, le saké sont les métaphores de sa tristesse qui « l’inondent ». D’autre part, selon les notes du traducteur, Fumiko Hayashi utilise des termes particuliers en ce qui concerne les femmes, la beauté, l’érotisme, les prostituées. Elle ose dévoiler de pénibles séances (de viol), perpétré par un « homme au visage répugnant ». La romancière, taraudée par la faim, passe au crible les soubassements, les mœurs d’un Japon secret, sans fard ni faux-semblant, loin du folklore orientaliste.

La clairvoyance de l’auteure sur le genre masculin est celle d’une femme émancipée, féministe, dont l’érudition littéraire d’auteurs japonais, russes, tranche avec un mode de vie accablant, insupportable qu’elle subit. L’archipel nippon de 1920 entrait dans une ère libérale influencée par la culture occidentale. Une visibilité plus importante fut alors accordée aux femmes, dont la promotion de la modangaaru. À travers cette autobiographie dramatique, surprenante, jamais traduite en langue française, Fumiko Hayashi recrée un Japon oublié, un Japon peuplé d’invisibles aux petites mains, qui tissent, confectionnent, martèlent, dans une aliénation continue, à la chaîne, pour finir tels des rebuts.

 

Yasmina Mahdi

 

Lire une recension sur ce même ouvrage


  • Vu: 1020

A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

Lire tous les articles de Yasmina Mahdi

 

rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.