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Vagabondage sur un poème de Mark Strand (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 05.06.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, USA

Vagabondage sur un poème de Mark Strand (par Léon-Marc Levy)

 

Des poèmes sur la poésie, il y en a légion. Des poèmes sur la poésie en tant que nourriture, il y en a aussi mais plus rares – Reality Sandwiches d’Allen Ginsberg, par exemple. Mark Strand en a écrit undans Reasons for Moving (1968) – intitulé Eating Poetry, « manger de la poésie ».

 

Ink runs form the corners of my mouth.

There is no happiness like mine.

I have been eating poetry.

 

The librarian does not believe what she sees.

Her eyes are sad

and she walks with her hands in her dress.

The poems are gone.

The light is dim.

The dogs are on the basement stairs and coming up.


Their eyeballs roll,

their blond legs burn like brush.

The poor librarian begins to stamp her feet and weep.


She does not understand.

When I get on my knees and lick her hand,

she screams.


I am a new man.

I snarl at her and bark.

I romp with joy in the bookish dark.

____________________________

 

Des coulées d’encre aux coins de ma bouche.

Il n’y a pas de bonheur égal au mien.

J’ai mangé de la poésie.

 

La bibliothécaire ne croit pas ce qu’elle voit.

Elle a de la tristesse dans les yeux

Et elle marche avec les mains dans sa robe.

 

Les poèmes ont disparu.

La lumière est faible.

Les chiens sont dans les escaliers du sous-sol et

montent.

 

Leurs yeux roulent,

leurs pattes blondes brillent comme une brosse.

La pauvre bibliothécaire commence à taper du pied et à pleurer.

 

Elle ne comprend pas.

Quand je me mets à genoux et que je lui lèche la main,

elle crie.

 

Je suis un nouvel homme.

Je gronde et aboie.

J’éclate de joie dans l’ombre du livre.

 

Mais qu’est-ce que ça veut dire ce truc ? En fait, on comprend que manger de la poésie, comme la voir et l’entendre, est une métaphore pour illustrer son expérimentation. Le « je » est l’archétype du Lecteur, et le poème parle de ce que la poésie produit en lui quand il la lit (La poésie est une cause et a des effets). Elle le transforme.

Le lecteur prend le poème par la bouche, pas par les yeux ou les oreilles. En le mangeant, métaphoriquement, il revient au type primitif, métamorphiquement. Il devient un animal, de sorte que Eating Poetry est, dans un sens, le portrait du lecteur comme jeune chien (On pense ici non seulement au Portrait de l’artiste comme jeune chien de Dylan Thomas, mais aussi au Chien de Ferlinghetti, par exemple). Les chiens sont fous bien sûr, car la poésie rend fou : le poète et le lecteur. La folie – peut-être que rage serait un meilleur mot – est habituellement associée au poète, pas au lecteur comme c’est le cas ici. L’encre, pas la mousse de la rage, coule des coins de la bouche du Mangeur. Les chiens en lui sont des expressions de cette force en chacun de nous que Walt Whitman nommait la nature sans contrôle, avec l’énergie originelle.

La bibliothécaire ici me rappelle les bibliothécaires (et les ambassadeurs culturels et en particulier les directeurs de musée) dans A Coney Island of the Mind (1958) de Ferlinghetti, qui pensent que la vérité est le secret inviolable de quelques élus. Elle “ne comprend pas” le Mangeur, et elle “ne croit pas ce qu’elle voit”. Elle est impuissante et désespérée. Ranger de la poésie (et non pas Manger de la poésie), c’est son affaire, et elle s’en occupe (Après tout, elle est l’équivalente pour la bibliothèque du garçon d’épicerie, et la bibliothèque ici est une épicerie puisqu’on y mange). Toutes les résistances qu’elle a accumulées au fil des siècles dans la bibliothèque et en elle-même (dans la tête, pas l’estomac) font surface ici et la tourmentent. Elle se protège et se défend naturellement, se retire, comme menacée, dans la sécurité de ses vêtements : “elle marche avec ses mains dans sa robe”. Ce qu’elle craint, ou semble craindre, peut-être naturellement, c’est que le Mangeur l’attaque car il est nourri de poésie. Elle réprime ses instincts les plus bas, et donc les plus nécessaires et les plus vivants : se laisser aller et rejoindre le chien-mangeur. La frustration qu’elle éprouve est trop pour elle, et elle commence à “taper des pieds et pleurer”.

La différence entre la bibliothécaire et le mangeur est immense. Il est heureux (pas de bonheur égal au sien) ; elle est triste (ses yeux). Quand il se met à genoux et lui lèche la main, il va trop loin, au-delà de sa capacité à se retenir, et elle crie. Après lui avoir offert de l’amour et avoir été rejeté, il se retourne contre elle – comme tout chien le veut, sentant la peur dans un être humain ; il la gronde et aboie, comme pour l’attaquer. Mais, bien sûr, il ne le fait pas.

Le but de tout cela est de montrer que le lecteur de poésie se transforme dans le processus de lecture de la poésie. Le poème de Strand, le poème que le Mangeur mange, fait ce que tous les bons poèmes font. Il libère les instincts profonds du lecteur pendant l’acte de lecture. Le Mangeur est, dit-il, “un nouvel homme”.

Et il donne une profusion de joie et de vie à cet homme nouveau quand il s’amuse avec à la fin du poème, s’affirmant et se célébrant.

Jacques Lacan disait que tout ce qui n’est pas matière est escroquerie. Strand veut dire ici hautement que la poésie n’est pas une escroquerie parce qu’elle est matière et, comme du chocolat, elle se mange.

 

Léon-Marc Levy



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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /