Utopisme et idées politiques, Sergey Zanin (par Gilles Banderier)
Utopisme et idées politiques, Visite de Pierre-Paul Joachim Henri Lemercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg (avec la publication des inédits), Sergey Zanin, 2018, 498 pages, 46 €
Edition: Classiques Garnier
Il en est des idées utopiques comme de certaines innovations techniques, telle l’extraction de pétrole à partir des schistes : mieux vaut, si l’on souhaite s’y livrer, le faire dans des pays étendus et à peu près vides. C’était bien ainsi que Lemercier de La Rivière (1719-1801) concevait la Russie : un terrain neuf et grandeur nature pour ses expériences politiques. Cet économiste ne s’est pas rendu en Russie (où il séjourna un semestre, de septembre 1767 à mars 1768) de sa propre initiative, mais sur invitation. À la suite de Pierre le Grand, Catherine II – fortement influencée par les physiocrates – avait poursuivi la modernisation (en fait l’occidentalisation) à marche forcée de son empire. Elle s’attacha notamment à réformer le corpus des lois et réunit à cette fin une « Commission législative ». Francophone et francophile, Catherine II n’avait pas écrit sa grande Instruction aux députés pour la rédaction du nouveau corps des lois (1767 – on désigne également ce texte par le premier mot de son titre, le Nakaz) en russe, mais en français. Elle proposait notamment d’abolir le servage, mesure à laquelle la gentilhommerie russe s’opposa. Diderot lui-même fit part de ses Observations sur le Nakaz.
Catherine II entreprit de cueillir les idées là où, en ce temps, elles poussaient le mieux : à Paris. Oublié aujourd’hui (mais Bertrand de Jouvenel le citait encore dans son traité De la Souveraineté, 1955), Lemercier de La Rivière était parvenu à se faire connaître assez pour que les agents de Catherine II le remarquent et donnent son nom à la tsarine, qui le fit venir en Russie.
Écrivant un français au moins aussi bon que celui de l’Impératrice (pour tout dire, un niveau de correction qu’on aimerait bien retrouver chez tous les spécialistes dont le français est la langue maternelle), Sergey Zanin a puisé à pleines mains dans les fonds d’archives russes et en a extrait de nombreux documents inédits, qui éclairent cet épisode mineur, mais représentatif, de la pensée utopique (toujours vouée à l’échec, d’une manière ou d’une autre) et de la volonté récurrente qu’ont les philosophes (jusqu’à Heidegger et Carl Schmitt) de jouer, sinon aux gouvernants, du moins aux conseillers des princes.
Gilles Banderier
Sergey Zanin enseigne l’histoire des idées politiques à l’université médicale de Samara (Russie).
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