Urbex RDA, L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Nicolas Offenstadt (par Gilles Banderier)
Urbex RDA, L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Nicolas Offenstadt, 225 pages, 34,90 €
Edition: Albin Michel« J’étais pourtant, et plus que jamais, conscient que l’humanité ne méritait pas de vivre, que la disparition de cette espèce ne pouvait, à tous points de vue, qu’être considérée comme une bonne nouvelle ; ses vestiges dépareillés, détériorés n’en avaient pas moins quelque chose de navrant » (Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île).
Dans la sinistre panoplie des armes de destruction massive, la bombe à neutrons est (ou était ?) supposée anéantir toute vie humaine et animale, mais laisser intacts bâtiments et infrastructures. Faute (heureusement) de l’avoir testée dans des conditions réelles, on ignore si c’est vrai ou non. Le paradoxe est que, pour produire les résultats qu’on voit dans Urbex RDA, il n’a pas fallu faire usage de la moindre violence. La RDA est l’exemple d’un pays, d’un État, qui a disparu dans un éternument, sans que le moindre coup de feu ait été tiré. Autant, pour venir à bout de l’Allemagne nazie, il fallut sacrifier des millions d’hommes et utiliser des tonnes de bombes, autant l’effondrement du régime Est-allemand (dont il faut, cela va de soi, se féliciter) eut quelque chose de feutré et, pour tout dire, d’un peu minable, y compris dans le malentendu – le porte-parole du gouvernement Est-allemand, Günter Schabowski, relisant mal ses notes – qui conduisit à l’ouverture du Mur.
L’urbex (contraction de l’expression urban exploration) est une démarche située aux frontières de l’art, de l’aventure, de l’histoire et de la légalité. Maître de conférences à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Nicolas Offenstadt n’a rien de la tête brûlée qui se précipite dans les usines abandonnées en ignorant qu’il risque de passer à travers un plancher pourri ou de recevoir un plafond vermoulu sur la tête. Il a exploré environ 250 sites d’un État qui n’existe plus en tant que tel. À bien des égards, urbex ressuscite la « poésie des ruines » qui inspira de belles pages à Du Bellay ou à Volney. En général, cette poésie sourd du contraste entre la splendeur passée et la déréliction présente. La RDA fût-elle jamais splendide ? Les photographies de l’époque montrent que bien des lieux étaient déjà sinistres avant même que le temps et l’abandon ne fassent œuvre commune.
Urbex RDA témoigne d’un terrifiant gâchis humain et matériel, au nom d’une idéologie qui n’a jamais fonctionné nulle part, dans aucun pays, sur aucun continent, quelles qu’aient été les différences culturelles. L’économie planifiée de la RDA avait produit des bâtiments, des marques d’alcools et de cigarettes, qui disparurent avec elle (les célèbres nageuses Est-allemandes furent longtemps un sujet de plaisanterie). Les objets de la vie quotidienne, récupérés au milieu des ruines, donnent une double impression déroutante de familiarité et d’étrangeté. Dans cette encyclopédie illustrée d’un pays perdu, on découvre des curiosités, comme le Nudossi, équivalent communiste d’une célèbre pâte à tartiner capitaliste. La RDA jouant pour le bloc de l’Est le rôle de la vitrine, les produits qu’on y fabriquait et qui étaient destinés à l’exportation vers l’Ouest n’étaient pas tous de piètre qualité. On trouvait facilement en France les machines à écrire mécaniques ou électroniques de la marque Erika, d’une grande fiabilité. Durant les années 1980, la variété ouest-allemande envahit l’Europe, mais pas un seul titre de l’Ostrock ne parvint à franchir le Mur ou, en tout cas, le Rhin. Il en fut de même pour les écrivains.
Gilles Banderier
Agrégé et docteur en histoire, Nicolas Offenstadt est maître de conférences à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne.
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