Une vision de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, par Didier Ayres
A propos Des Voix dans la nuit, Dans la solitude des champs de coton, Aline Mura-Brunel, éd. Le Lavoir Saint-Martin, 2015, 20 €
Il ne m’est pas facile d’écrire sur la publication de ce livre des éditions du Lavoir Saint-Martin, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que le sujet abordé, en l’occurrence une étude ex professo de la pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, m’est très personnel, car il s’agit d’un élément du corpus de mon doctorat de troisième cycle, et j’ai donc beaucoup fréquenté cet auteur (en toute connaissance de cause) durant une thèse qui m’avait accompagné six longues et fructueuses années, et même après ma soutenance – (je précise que je suis l’auteur de l’une des toutes premières thèses sur Bernard-Marie Koltès). Ensuite, à cause du propos qui s’appuie principalement sur une lecture que l’on pourrait qualifier de phénoménologique, où il est question de Ricœur ou de Levinas, qui me trouble en un sens, car je crois que c’est la vraie manière d’aborder la richesse des pièces de l’auteur messin, et que cette interprétation intellectuelle qui est mienne me rend ce livre d’Aline Mura-Brunel affectif et singulier. Et pour finir, il n’est pas aisé de produire du discours, que je qualifierais de lecture « au carré », avec un métalangage, qui consiste à parler d’un texte qui parle d’un texte.
J’ai cependant trouvé une solution en abordant Des voix dans la nuit comme l’on pourrait le faire d’un film expérimental, où l’on souligne pour soi l’importance du geste cinématographique, qui promeut ses propres codes expressifs, sa spécificité stylistique en quelque sorte. Ainsi, j’ai lu l’ouvrage en ayant à l’esprit de repérer les focales, les plans généraux, les gros plans ou autres zooms, pour finir sur le long plan-séquence en quoi consiste la dernière partie du livre toute entière livrée à l’étude de La solitude. D’ailleurs j’ai noté ici ou là ce qui me faisait penser à Providence ou à L’Année dernière à Marienbad. Oui, car il règne une certaine confusion académique dans cette étude, une énigme dans la construction du livre, qui ne laisse pas apparaître une dialectique. C’est assez heureux d’ailleurs car il devient possible de musarder dans ces pages, d’opérer une lecture de La solitude où l’on découvre comme un dessin dans le tapis – expression que je reprends de Yan Ciret.
Mais je voudrais citer un peu ex abrupto quelques lignes ici ou là de l’étude :
Les deux personnages sont d’ailleurs pareillement assujettis à cette « responsabilité » d’ordre éthique et sont soumis, contradictoirement, au désir de tuer et à l’interdiction de tuer, selon la proposition de Levinas.
ou encore :
De plus, le silence sur ce qui constitue, aux yeux d’un lecteur avide de comprendre, l’essentiel : qui sont-ils ? que veulent-ils ou plutôt que cherche le passant qui ne s’avoue pas client ?
Cependant, même si la construction de l’intellection du sujet n’apparaît pas clairement, il y a des éléments occurrents qui sont de belles idées, et notamment celle de l’effacement et du silence. Car il est très vrai que le métier de l’écrivain est une lutte contre le trop bruyant, et reste un travail d’effacement hanté par le silence. Il est vrai encore que le personnage est une énigme silencieuse, un être de papier sans voix véritable (si l’on se réfère à Paul Valéry), et qu’il reste meuble, poreux, ouvert, quoi que le dramaturge puisse y faire.
Je cite une nouvelle fois :
Si le prologue et la première intervention des deux personnages n’ont pas joué leur rôle de présentation quant aux informations consignées dans une pièce classique, ils ont toutefois permis d’envisager les multiples facettes d’un lien apparemment insignifiant et prosaïque entre un commerçant et son client, devenu, par la magie des mots et l’imagination d’un poète, l’allégorie de toute relation à l’autre et de l’œuvre dramatique face à son public.
Pour conclure, je dirai que ce livre est un signe positif pour les études koltésiennes, car il installe l’auteur messin dans une escorte intellectuelle qui se détache maintenant nettement du discours qui prévalait dans les années 80, où l’on voyait surtout et où l’on insistait pour chercher dans ce théâtre urbain les travers des névroses de l’angoisse de la nuit et de la vie marginale, et quelques autres lieux communs. Or, l’œuvre est plus large, et l’on reconnaît mieux aujourd’hui en quoi ces pièces sont d’une richesse poétique, poétique qui dépasse cette vision partielle et partiale qui faisait office de discours d’accompagnement de l’œuvre il y a 25 ans.
Didier Ayres
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