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Une soirée avec le Doge

07.05.13 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Une soirée avec le Doge

 

 

Ce soir-là, mon ami Antoine avait fait une halte dans une quinzaine des meilleurs bars à vin de la ville. Je le qualifie généreusement de « mon ami » mais c’était plutôt un excellent copain qui somnolait sur les bancs de la faculté où je ne manifestais moi-même une propension à l’exubérance que lorsqu’un beau jeune homme passait. J’avais une prédilection pour ceux qui se prénommaient Thomas, cela semblera stupide mais c’est une réalité indéniable : j’ai eu plus d’aventures avec des Thomas qu’avec tous les autres prénoms réunis.

Nous ne nous étions pas vus depuis cinq ou six ans lorsque je l’avais croisé en fin d’après-midi non loin du pont de l’Accademia, à l’intersection de la calle del Pistor et de je ne sais plus quel fondamenta. Nous retrouver ainsi nez à nez dans Venise relevait du hasard le plus incroyable. Même s’il s’agit de l’une des villes qui accueillent le plus grand nombre de touristes, son dédale de rues, de chemins, de canaux et de ponts ne la prédispose pas aux rencontres fortuites. S’y retrouver quand on s’est donné un rendez-vous est parfois une épreuve. Alors sans rencart, cela tient du miracle !

Il s’était précipité sur moi :

– Ça alors, Laurine, c’est trop de la balle, tu fous quoi là ?

J’avais rétorqué du tac au tac :

– La même chose que toi, je suppose, du tourisme ! Je me balade.

– Pas moi, dit-il, j’fais pas de tourisme. Mais ça me troue le cul qu’on se rencontre.

Antoine parlait toujours le jeune comme à dix-huit ans. Chez les garçons, l’adolescence se prolonge au-delà du raisonnable.

Pour être franche, ce jour-là je cherchais plutôt un sac à main pour porter le total de ma collection à neuf qui me semblait un nombre noble : celui des muses. Depuis une demi-heure je me répétais, ravie de ma formule : je cherche un sac neuf pour avoir neuf sacs. J’en avais bien examiné une cinquantaine : j’étais entrée successivement dans toutes les boutiques situées dans les rues qui mènent du pont du Rialto à celui de l’Accademia mais aucun des morceaux de cuir que j’avais tripotés ne méritait que je dépense mon argent pour l’acquérir. Et il n’était pas question que je me laisse fourguer une contrefaçon mal cousue par un vendeur à la sauvette.

– Tu t’bouges toute seule ou t’es avec Thomas ?

Malgré les années passées, il avait de la mémoire, le bougre.

– Seule, j’attends juste une copine qui me rejoint dans deux jours. Et toi ?

Il eut subitement un air un peu triste.

– Moi ? J’suis revenu là où on s’est kiffé grave. J’arrive pas à oublier l’autre naine. Genre bad trip, quoi.

Je ne savais pas qui était la jeune femme qu’il baptisait l’autre naine mais il m’expliqua avec des trémolos dans la voix qu’il avait passé une semaine méga top délire un an auparavant à Venise avec sameuf qui l’avait plaqué depuis et qu’il revenait sur les lieux de ses amours pour se remémorer sa plus belle histoire.

– J’suis giga con, hein ? conclut-il.

Je le contredis mollement mais je trouvais qu’il était, comme il disait, assez con.

– Mais c’est super ouf que j’tombe sur toi. Viens, on va aller s’en tiser un. J’ai le blues.

Est-ce moi qui l’inspirais ou le désir d’oublier ses amours passées, mais il s’était subitement mis en tête de comparer les mérites respectifs des différents Chianti qu’on pouvait déguster dans tous les bars situés entre la Calle del Pistor et la place Saint-Marc. En franchissant le Grand Canal sur le pont de l’Accademia, je lui fis admirer le palais Barbaro dont parle si bien John Berendt dans son livre La cité des anges déchus, mais il ne lui jeta qu’un œil distrait. Nous passâmes par le Campo Vidal, le campo San Maurizio, le théâtre de la Fenice, le palais des Contarini. Mais, hormis les bars, rien ne l’intéressait : il m’entraînait dans chacun de ceux que nous trouvions sur notre chemin et commandait un verre.

Il semblait marcher encore droit mais je ne savais pas très bien que penser de sa démarche parce que toutes les rues de Venise sont de travers. Lorsque nous arrivâmes à la terrasse de l’hôtel Bonvecchiati il était déjà bien parti et nous fîmes encore trois haltes avant de déboucher sur la place Saint-Marc par la Calle dei Fabbri, rue où l’on boit aussi d’excellents vins. Autant dire que quand j’aperçus la basilique il était un peu bourré et aucun alcootest ne lui aurait résisté. Le seul point positif est que, depuis cinq estaminets, il avait cessé de me parler de l’autre naine dont je savais désormais que cet immense amour était une vraie salope. Le vin avait transformé cette jeune femme dont je ne savais rien mais qui était passée du statut de déesse à celui de femme de peu : tombée de son piédestal, elle gisait dans le ruisseau. Nous sommes bien peu de choses quand les hommes parlent de nous mais nous savons leur rendre la pareille.

A chacune de nos haltes, il avait dégusté un verre d’une douzaine de centilitres tandis que je me contentais de boire quelques gouttes des bouteilles qu’il avait goûtées. J’évoquais l’excuse qui sert de prétexte dans ce genre de cas dans tous les pays du monde : je prends le volant ! A ceci près qu’à Venise il n’y a pas la moindre voiture à conduire, sauf sur l’île du Lido où Visconti a tourné la scène de la plage de Mort à Venise. J’étais donc censée conduire un bateau à moteur, ce qui me permettait d’éviter de m’adonner à l’abus d’alcool qui menaçait Antoine de plus en plus sévèrement à mesure que la soirée se prolongeait.

Je ne m’appesantis pas sur le fait que je n’ai jamais piloté un bateau de ma vie et que je ne possède pas le moindre permis pour naviguer sur la mer, les fleuves ou le grand canal ; mon excuse était donc particulièrement fallacieuse. Surtout à Venise où la conduite dans la lagune est spécialement dangereuse pour les néophytes. Antoine fin saoul aurait été moins dangereux que moi à jeun. Mais je n’aspirais plus qu’à le raccompagner jusqu’à sa chambre s’il était capable d’en retrouver le chemin.

Toujours est-il que vers 21 heures, il avait descendu plus d’un litre et demi de divers Chianti, qui étaient tous excellents car il avait encore assez de lucidité pour choisir des bars où l’on ne servait pas le tout-venant, en picorant des fruits secs ou de petits toasts recouverts de tomates assaisonnées.

Comme beaucoup d’amateurs de vin, Antoine était persuadé qu’il tenait bien l’alcool, ce qui était faux. Il était donc fort imbibé mais cela ne se voyait pas trop parce qu’il marchait encore droit en sortant de la dernière enoteca. En revanche, son élocution, dont je conservais le souvenir d’une certaine fluidité, était pâteuse et ses propos dénués de cohérence.

Nous arrivâmes par le côté gauche de la place Saint-Marc, quand on regarde la basilique. Il décida de la traverser en faisant de petits sauts à pieds joints, ce qui effraya les pigeons et les Japonais qui avaient parcouru plus de dix mille kilomètres pour photographier ces volatiles sans intérêt, puis de passer sous les arcades qui étaient situées sur sa droite, le long du café Florian, celui dont l’orchestre de cinq musiciens compte une femme, encore jeune, qui tient la partie de piano sur un demi queue dont le son n’est pas idéal.

– Alice (je compris que c’était le nom de celle qui l’avait abandonné) me disait qu’elle faisait les… les la bémol, comme personne, m’expliqua Antoine, ce qui prouvait que son entendement s’était nettement dilué dans le pinard.

– Tu devrais peut-être aller te coucher, tu compteras les la bémol dans ton lit.

– Nnnon…, hésita Antoine, on va aller s’en jeter un dernier.

– Demain, lui dis-je, tu seras plus en mesure d’apprécier le nectar de Bacchus.

– Non… euh… oui, il avait la bouche pâteuse, on va y aller, mais demain on goûtera les tiramisus !

J’avais envie de lui dire que la dégustation de tiramisu serait fatale à ma taille de guêpe que j’essaie de préserver, mais il n’était pas en état d’entendre le moindre argument contrecarrant ses désirs.

Il continua sa route tandis que les derniers sons du café Florian s’estompaient dans la nuit.

– J’vais aller voir mon copain ! me dit-il.

Je me demandais ce qu’il avait encore inventé pour aller en boire un dernier lorsque je le vis obliquer sur la droite de la basilique et arriver devant le palais des doges.

Là il commença à tambouriner sur la porte du palais en criant :

– J’veux voir mon ami le doge.

Il répéta quatre fois cette phrase et le bruit qu’il faisait attira deux gardes de la polizia. Il s’adressa à eux en les pointant du doigt.

– Je suis venu voir le doge. Il a un vieux Chianti à me faire goûter. Vive la République de Venise !

Les deux policiers comprirent très vite la situation et l’état d’ébriété d’Antoine. L’un des deux me sembla très agacé mais le second, plus mûr et plus calme, commença à essayer de raisonner Antoine.

– Signor, je regrette de devoir vous dire que le dernier doge de Venise, Lodovico Manin, a été déposé le 12 mai 1797 par le général Bonaparte. Bonaparte, vous connaissez, un Français !

– Un corse, atténuai-je, le futur empereur étant né juste après l’acquisition de l’île de beauté par Louis XV.

Je voulais montrer à la maréchaussée italienne que j’avais une licence d’histoire mais j’étais en présence du policier le plus cultivé de la Sérénissime. J’aurais vainement cherché un fonctionnaire équivalent à Paris.

– En 1769, en effet, mademoiselle. Mademoiselle ?

– Laurine, dis-je, déclinant mon prénom à la maréchaussée transalpine afin d’atténuer l’effet déplorable qu’Antoine avait produit, et de perpétuer l’amitié franco-italienne.

– Très joli prénom et que vous portez à merveille. Les Françaises sont les plus belles femmes que j’aie jamais vues et vous en êtes une parfaite illustration !

En plus cet animal me draguait. Il est cependant vrai que je suis assez jolie. Quant à Antoine, il ne s’embarrassait guère de la vérité historique et continuait à répéter, tel un automate :

– J’veux voir le do… le doge de Venise !

La scène se prolongeait et je voyais que le policier le plus calme commençait aussi à s’impatienter, comprenant qu’il était inutile de chercher à convaincre l’imbibé de vin qui s’agitait devant lui. L’autre s’était éloigné, sans doute pour ne pas assommer Antoine qui était fort énervant.

Je décidai alors de me présenter en conciliatrice. Certaines femmes foutent un bordel monstre quand elles se mettent au milieu de trois hommes, je ne suis pas du tout comme cela, j’ai des vertus lénifiantes.

– Il y aurait peut-être une solution, dis-je.

– Oui, affirma le représentant de la loi, que ce signor aille se coucher ou cuver son vin ailleurs.

Comme Antoine ne manifestait pas le moindre désir d’aller cuver ailleurs ou de prendre la direction de son lit afin de jouir d’un sommeil réparateur indispensable pour le lendemain, je tentai la flatterie qui est une arme redoutable de nature à convaincre la police italienne comme la française :

– Je sais que la police italienne est une des meilleures du monde et que celle de Venise, qui a beaucoup de travail pour surveiller la lagune, est très compréhensive.

– Vous n’avez pas bu, vous, au moins, me dit-il.

– Très peu, confessai-je, juste assez pour apprécier vos admirables vins !

– Ah la la, fit le carabiniere d’un air extasié car il devait s’adonner à l’œnologie quand il avait fini d’apprendre l’histoire vénitienne.

J’entrepris donc de suggérer une échappatoire au Vidocq italien en lui chuchotant quelques mots à l’oreille. Il m’écouta de bonne grâce : Venise est une cité calme où les occasions de se divertir sont rares pour un policier. En plus je voyais bien que je ne le laissais pas indifférent. Il avait l’œil qui frisait et dès que je bombais le torse son regard se posait sur mes seins, qui sont, je dois le dire, fort agréables à regarder, d’autant plus que j’avais un petit décolleté qui en laissait deviner la naissance. S’il avait été peintre en plus d’être œnologue et pétri d’histoire il m’aurait demandé de poser pour lui.

Toujours est-il qu’après avoir prêté une oreille attentive à mes suggestions pendant une dizaine de minutes, il s’éclipsa, tandis que je temporisais auprès d’Antoine que mes pourparlers avec les forces de l’ordre avaient un peu calmé. Il était toujours fin saoul mais avait perdu ce supplément d’agressivité dont certains pochetrons se trouvent investis en plus de l’alcool qu’ils ont ingurgité.

Puis le carabiniere revint accompagné d’un homme qui était habillé dans le costume dans lequel Bernardo Strozzi a immortalisé le doge Francisco Erizzo. Bouche bée, Antoine le contempla, ne parvenant pas à articuler un mot, sans doute l’effet de la surprise joint à l’abus de vin.

– Le do…, le do… le do…, bégayait-il.

Il faut dire que l’effet était assez saisissant et on avait l’impression de se trouver en face du sosie du doge.

Nous restâmes près d’une heure, Antoine, le doge qui n’était autre qu’un comédien du Théâtre Goldoni qui avait bien voulu prêter son concours au stratagème que j’avais suggéré au représentant de la loi, et moi, le deuxième policier étant parti se coucher. Il ne voulait pas faire d’heures supplémentaires après avoir constaté que les choses rentraient dans l’ordre. Le premier, lui, je pense qu’il aurait traversé la place Saint-Marc à genoux ou le grand Canal à la nage si je le lui avais demandé.

Tout cela calma parfaitement Antoine qui buvait les paroles du faux doge après avoir descendu nombre de verres de Chianti avec la même ardeur. Et le comédien qui interprétait le rôle de Francisco Erizzo s’acquittait de sa tâche à la perfection et ce d’autant plus que lui et moi avions commandé une bouteille de Bardolino 2010 qui était fort bonne.

Et, tandis que la soirée s’avançait et qu’Antoine dessoulait et s’assoupissait, Francisco Erizzo et moi vidions la bouteille de Bardolino et commencions à nous échauffer les esprits. Voyant la tournure des événements, le second policier italien avait fini par partir à son tour non sans m’avoir demandé combien de temps je séjournais à Venise, où je logeais et si je comptais repasser par la place Saint Marc.

Vers minuit je crus même que le comédien, outrepassant son rôle, allait finir par exiger l’accès au palais du doge pour y passer la nuit. Je me voyais mal m’expliquant de nouveau avec la maréchaussée transalpine, d’autant plus que j’avais moi aussi les idées de moins en moins claires.

Pour tout dire, le confrère de Mastroianni commençait à être, à son tour, un peu parti. Et un acteur italien, c’est déjà un personnage ; mais un acteur italien imbibé c’est quelque chose ! Il entreprit de me raconter qu’il avait connu Visconti, tourné avec Fellini, qu’il avait eu une liaison avec Claudia Cardinale et Greta Scacchi. Il avait refusé un scénario de Ettore Scola. Refuse-t-on de tourner avec Ettore Scola quand on est un acteur, surtout aussi peu connu que l’ivrogne qui opérait en face de moi ? J’avais de sérieux doutes ! L’heure avançant, il aurait fini par me dire qu’il avait été vampire chez Murnau.

Vers une heure du matin, tandis qu’Antoine avait fini par s’assoupir sur un escalier de pierre, il me raccompagna à mon domicile en me récitant du Goldoni et en me chantant l’air du duc de Mantoue de Rigoletto car il avait une jolie voix de ténor, quoique l’alcool la rendît un peu hésitante.

Deux jours plus tard, ayant parfaitement recouvré ses esprits, ou du moins le peu d’esprit qui lui reste, Antoine me demanda :

– Dis-moi une chose… le mec de mardi soir, c’était qui au juste ?

– Comment ça c’était qui ? Mais le doge de Venise évidemment ! T’as pas arrêté de le réclamer.

– T’es mytho ? Ecoute, Laurine, j’suis peut-être con…

– Mais non !

– C’est nawak : y a plus de doge à Venise depuis au moins deux cents ans.

– Ah bon ? Tu es sûr ?

– Trop pas ! J’ai vérifié sur un degui !

– Y a peut-être un descendant du doge comme il y a un héritier du trône de France.

– Ta race Laurine ! Doge c’est pas héréditaire, non ? On n’est pas doge de daron en refrè ?

Antoine avait manifestement potassé son sujet. Il reprit dans un français subitement châtié.

– Je sais pas qui était cet usurpateur mais il tisait bien le Chianti !

Là j’ai regardé Antoine dans les yeux :

– D’abord, on n’a pas bu du Chianti mais du Bardolino. Ensuite, tu peux me dire ce que tu veux sur ce type, que c’est un comédien immense, qu’à côté de lui Alain Delon n’est qu’une crotte, qu’il peut jouer un gondolier aussi bien qu’un travesti mais question pinard, il ne tenait pas mieux le Bardolino que toi le Chianti. Un verre de plus et il aurait exigé le Bucentaure pour rentrer chez lui.

 

Fabrice Del Dingo


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