Une Rose pour Emily / Soleil couchant / Septembre ardent, William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Une Rose pour Emily / Soleil couchant / Septembre ardent, Folio bilingue, 148 pages
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Folio (Gallimard)
Quand on prononce le nom de Faulkner, surgissent aussitôt à l’esprit du lettré les grands romans écrits entre 1929 et 1936. Six romans – sept si on inclut Sartoris – qui marquent à jamais l’histoire de la littérature américaine et l’histoire universelle du genre romanesque, jusqu’au point de se demander si après ces monstres le roman a survécu. L’œuvre nouvelliste du maître du Sud est pourtant d’une importance telle qu’elle rivalise avec ses romans. Les passerelles entre les deux mondes faulknériens sont nombreuses : l’un nourrit l’autre, dans les deux sens. Des personnages, des situations, les lieux (bien sûr, avec Faulkner le territoire est récurrent) se retrouvent, communiquent, se font écho dans une osmose complexe, parfois surprenante.
Dans ce recueil célèbre, écrit entre 1929 et 1931 c’est-à-dire au sommet de la création faulknérienne, on peut jouer à établir les liens entre les textes – autres nouvelles, romans. Mais il s’agit bien de nouvelles, autonomes, qui se lisent comme telles.
On reconnaît dans Emily, héroïne de la première du recueil, ce personnage féminin récurrent dans l’œuvre de Faulkner, une femme forte, farouche, indépendante, évoque Miss Habersham de L’Intrus et toutes ces femmes qui, dans la douleur et la misère souvent, mènent dare-dare leurs familles. Néanmoins, cette nouvelle inaugurale du recueil est probablement la plus indépendante des trois. Elle crée une histoire unique et d’une puissance époustouflante. Par le personnage central, l’intraitable Emily que rien ni personne ne pourra jamais dompter. Mais surtout par le style de Faulkner qui utilise plus que jamais le non-dit comme moteur narratif. Il néglige jusqu’à la suggestion, laissant le lecteur à la déduction, à son intelligence propre. Jamais nous ne saurons vraiment ce qui s’est passé entre Emily et Homer Barron et pourtant ça nous saute à la figure, avec une évidence et une puissance d’autant plus inouïes que c’est inscrit dans cette zone de roman propre à Faulkner où l’histoire continue hors du champ de l’écriture, dans un hors-champ qui peut évoquer une technique cinématographique – celle qu’utilise par exemple Michelangelo Antonioni dans Profession Reporter. Le récit faulknérien est total, dans un mouvement autonome qui semble échapper à l’auteur même. L’économie de l’écriture faulknérienne éclate brillamment dans cette nouvelle : on y voit à l’œuvre un écrivain qui ne dilue rien, qui ne raconte rien en longueur, un écrivain chez qui l’art de l’écriture c’est l’art de s’arrêter, de laisser le sens suspendu.
« Nous remarquâmes alors que l’empreinte d’une tête creusait l’autre oreiller. L’un d’entre nous y saisit quelque chose et, en nous penchant, tandis que la fine, l’impalpable poussière nous emplissait le nez de son âcre sécheresse, nous vîmes que c’était un cheveu, un long cheveu, un cheveu couleur gris fer » (Une Rose pour Emily, « A Rose For Emily »).
Écriture indiciaire qui invite le lecteur à se transformer en Sherlock, Faulkner donne là la plus haute leçon qui se puisse donner aux écrivains : l’intelligence du lecteur est une partie constitutive du génie d’une œuvre. Maurice Blanchot le dira plus tard, en s’appuyant sur les œuvres de Kafka et Faulkner.
La deuxième nouvelle, Soleil couchant, présente aussi – c’est là un fil continu du recueil – un portrait de femme. Mais là nous sommes aux antipodes du personnage d’Emily. Nancy est une jeune femme noire, fragile, superstitieuse, peureuse. Elle est terrifiée à l’idée de… quoi ? Celui qui va revenir, elle en est sûre, par le chemin devant sa petite maison. Qui est-il cet être qui lui fait si peur ? Jésus. Non, pas le Prophète, ce Jésus-là semble bien éloigné des valeurs chrétiennes. Là encore, c’est le non-exprimé, le non-dit qui fait œuvre, dans sa parole qui ressemble à un blues de Blind Willie Johnson rien ne dit ce que craint Nancy de ce Jésus. Là encore c’est le lecteur qui élabore l’histoire que Nancy tait. Nancy elle-même est absente à son récit.
« – C’était Jésus ? dit Caddy. Il a essayé d’entrer dans la cuisine ?
– “Jésus”, dit Nancy. Comme ça : “Jeeeeeeeeeeeeesus” jusqu’au moment où le nom s’éteignit comme une allumette ou une bougie.
– C’est de l’autre Jésus qu’elle parle, dis-je.
– Dis, tu peux nous voir Nancy ? murmura Caddy. Tu peux voir nos yeux aussi ?
– Je ne suis rien qu’une négresse, dit Nancy. Dieu le sait. Dieu le sait.
– Qu’est-ce que tu as vu, en bas, dans la cuisine ? murmura Caddy. Qu’est-ce qui a essayé d’entrer dans la cuisine ?
– “Dieu le sait”, dit Nancy. Nous pouvions voir ses yeux. “Dieu le sait” » (Soleil couchant, « That Evening Sun »).
La peur de Nancy est celle du Diable qui rôde. Rien ne peut l’arrêter, ni la protection de ses employeurs, ni les portes fermées. Le Mal s’insinue partout. Ça va arriver. Un ça de cauchemar, d’horreur, comme le Horla de Maupassant. « J’ai peur que ça arrive dans le noir ». « – Alors, qu’est-ce que tu veux faire ? dit notre père.
– Sais pas, dit Nancy. J’peux rien faire. Retarder ça simplement. Et ça ne servira à rien. M’est avis que je peux pas y échapper. Probable que ce qui va m’arriver, c’est tout ce que je mérite » (Ibid.).
Le lien entre Soleil couchant et des romans de Faulkner est clair. On retrouve des situations et des personnages de Le Bruit et la Fureur ainsi que de Requiem pour une nonne. Les Compson, Caddy, Dilsey et la jeune Nancy surtout. C’est dans cette passerelle d’une œuvre à l’autre qu’on comprend enfin clairement ce que craint Nancy de Jésus. Dans Requiem pour une nonne, la jeune « Mannigoe » redoute d’être tuée par son compagnon Jésus parce qu’elle porte l’enfant d’un autre. C’est là que se trouve la définition même d’une œuvre : elle se parle et se répond comme un monde à part entière.
La troisième nouvelle, Septembre ardent, tourne aussi autour d’une jeune femme, blanche, elle. Elle dit avoir été violée, par un Noir, Will Mayes. Mais c’est là seulement l’axe autour duquel tourne le récit. Ce qui intéresse Faulkner c’est le mécanisme psychologique implacable qui mène au lynchage. Lynchage qui ne sera jamais exprimé, on retrouve ainsi le procédé narratif du recueil.
L’autre lien qui attache ensemble ces trois nouvelles – et la plus grande partie de l’œuvre de Faulkner – c’est le sexe. Toujours violent, ou interdit, frappé de malédiction, le sexe faulknérien est un prolongement du Mal qui plane sur l’œuvre. Et c’est la chose sexuelle qui est, à chaque fois, l’objet principal du non-dit dans le récit. Pour Emily, pour Nancy, pour Minnie. Faulkner est l’écho de la sexualité chez les Sudistes dévorés par le puritanisme : la bestialité dans l’homme et la faute éternelle.
Léon-Marc Levy
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