Une révolution dans la pensée, Jean François Billeter (par Marc Wetzel)
Une révolution dans la pensée, Jean François Billeter, éditions Allia, août 2023, 64 pages, 7 €
Une révolution dans la pensée ?? Pas moins ??!… Et par un homme seul, pour un projet global et dans un opuscule d’une cinquantaine de pages ?! On peine à le croire, mais, à le lire, le contenu est riche, le pari est tenu, l’affaire est passionnante. Voici en quoi.
Il faut une révolution, en effet, c’est-à-dire il faut retourner la catastrophe en cours : sans un nouveau commencement (une sorte de mutation personnelle, partagée de proche en proche, y pourvoirait), l’aventure humaine est finie, l’affaire est pliée. Et révolution dans la pensée, car la pensée est le pouvoir le plus général, le plus accessible, le plus proche (il suffit que chacun fasse l’effort de se servir de lui-même) : la pensée est en effet le pouvoir de se représenter ce qui importe, elle est la liberté de comprendre dans l’exigence de vérité. La vérité n’est pas ici un contenu, mais une exigence (un Trump, par exemple, ou un Poutine, ne pense pas, car il n’exige pas la vérité de son propre discours ; il ne pense pas, il se parle – surtout de lui-même – à voix haute, et fait vivre ce qu’il veut réel, sans tenter d’éclairer ce qui rend réel ce qu’on vit).
Révolution, donc, réclame Billeter, pour bousculer celles de nos pensées qui nous empêchent de discerner les données premières dont partir ; et révolution de pensée, car pour faire vivre le vrai, il faut s’appuyer sur des questions très communes, et forger, dans la pesée de toutes, des réponses neuves et simples.
Première question : de quoi sommes-nous faits (en tant qu’êtres réels et vivants) ? Réponse : nous sommes faits, avant tout, et comme tout, d’activité (nous mettons en mouvement, dans et avec notre corps, ce qui nous permet de durer, nous intervenons dans et sur des formes d’existence – et une activité devenant sensible à elle-même se rend ainsi consciente). L’activité (être, c’est être à la tâche, et toute tâche est à la fois indépassable et limitée) est notre être véritable, notre source commune et notre horizon ultime.
Deuxième question : comment parvenons-nous à bien faire ce que nous faisons ? Réponse : par intégration progressive des moments et façons d’agir. Pour monter un jour à vélo, jouer de la guitare, découper une pièce de viande, nager, danser ou parler, nous unissons en nous des forces d’abord disjointes, nous jouons de nos tensions pour construire ce qui se servira d’elles, nous apprenons à nous servir de ce qui se fait sensiblement en nous. Une activité intégrée parvient à n’obéir qu’à elle-même, parce que la diversité de ses moyens ne lui fait plus obstacle. Ce qui, à l’inverse, est inintégrable, c’est l’infini (et la loi de l’infini, dit l’auteur, est néfaste, et mène, par répétition et prolifération, à la destruction, comme le font le capitalisme financier, ou l’autoritarisme sans limites, ou le nationalisme intégral : infinité ou intégration, il faut choisir, car seule une loi du fini donne autonomie et permet de passer à autre chose !).
Troisième question : qu’est-ce que, tous également, tous irrésistiblement, tous résolument, nous aimons toujours faire ? Réponse : nous perfectionner, c’est-à-dire réussir à mieux agir – et nous avons universellement joie au perfectionnement, car, par lui, nous dépendons de moins en moins de ce que nous devons croire, et de plus en plus de ce que nous pouvons savoir, y compris savoir ce dont il est meilleur de dépendre (par exemple, des exigences de vérité, justice et beauté, plutôt que de leur négligence, de leur déni ou de leur démantèlement).
Ainsi, activité, intégration en corps, perfectionnement – voilà les données premières dont repartir, voilà les ingrédients de toute émergence suffisante et sensée d’un sujet humain. Et le service constant, disponible et lucide du donné fera l’activité parfaite (disponible, pour rester en contact avec l’ensemble de ses propres ressources ; lucide, pour pouvoir utilement oublier ce que l’on connaît – « qu’est-ce qu’un bon nageur, sinon celui qui sait oublier qu’il est dans l’eau ? » – et nous exercer efficacement au reste).
Il y a des lois de l’activité ; par exemple, montre l’auteur, notre activité se révèle au mieux dans ses changements de régime (s’arrêter de bouger nous enseigne la pression du mouvoir, s’arrêter de parler celle de signifier, et même l’ivresse, en court-circuitant nos ordinaires moyens du bord, les somme de retravailler un cran au-dessus de leur égarement), elle se renouvelle le mieux au contact des commencements des choses (la conscience ne craint pas le vide, la suspension des objets, l’indétermination, car elle n’est pas toujours saisie de quelque chose, mais d’abord activité pour quelqu’un), elle se clarifie en discernant ses besoins essentiels (par exemple, la peur de la mort se calme quand nous comprenons que notre crainte n’est pas du tout celle du néant, mais celle de ne s’être pas accompli – dans la vie – avant d’en avoir terminé – avec la vie).
Si le cœur de la vie humaine est cela (une activité que l’intégration de ses divers moments perfectionne, et la construction d’un sujet que la joie de se perfectionner libère), alors on comprend aussitôt l’inhumanité de toute entreprise rendant ces deux choses impossibles, ou superflues, comme l’est la soumission capitaliste de la société à la loi du calcul et du profit (le capitalisme est « l’assujettissement de la vie sociale à la rentabilisation sans fin du capital au profit de ceux qui le détiennent » (p.36) et l’addiction de la relance indéfinie fait donc du dépossédé un désintégré et du possédant un possédé), comme l’informatisation exclusive de la communication interhumaine (« ce qu’offre l’informatique, si sophistiquée soit-elle, n’est que du raisonnement programmé » (p.40), et la morne routine de ses « mises à jour » caricature l’ardente, imprévisible et pourtant confiante virtuosité des « conversions » de la conscience), ou encore l’intelligence artificielle (qui est l’invention de l’homme par laquelle, littéralement, il se désinvente, puisque la pensée, automatisée, y travaille toute seule, et que son fonctionnement ne se devient jamais sensible, et rend même, superflu, hors d’elle, le recours à la conscience !).
Reste la rectification essentielle, proposée par l’auteur, du cogito cartésien (non, la conscience pensante n’est pas une substance séparée, donnant tout droit d’agir sur une matière dépourvue d’âme, mais une activité naissant à elle-même au sein de l’activité générale de l’univers), ou le parallèle passionnant que fait l’auteur entre ses divers régimes d’activité et les « trois ordres » de Pascal, ou la conviction politique de Jean François Billeter que seule une Europe politiquement unie saura triompher du capitalisme destructeur, et résister utilement à celui que le régime chinois (dont l’absolutisme nous donne, sans rire, des leçons de relativisme !) impose à son peuple et propose aux peuples que son rejet de l’Occident séduit. Mais l’essentiel demeure la formidable et précise proposition d’une révolution dans la pensée, énoncée, avec noblesse et fermeté par un auteur – sinologue réputé qui a lui-même révolutionné son travail intellectuel en osant un jour penser par lui-même et pour tous ! – auquel (ne serait-ce que pour rendre hommage à un esprit intègre qui écrit admirablement) on laisse ici la parole :
« Nous avons besoin d’idées vraies qui, non seulement nous aident à défendre ou à reconquérir l’autonomie du sujet, mais nous guident dans une tâche sans précédent : arrêter la catastrophe qui est en passe de nous emporter tous et créer en même temps une société qui réponde, autant que possible, à notre besoin et notre désir le plus fondamental.
J’ai indiqué comment je conçois ces idées vraies. Elles forment une connaissance finie parce qu’il n’en est pas de plus fondamentale ni de plus générale. On peut l’affiner et l’approfondir, mais non l’augmenter. Quand je l’ai présente à l’esprit, plus rien ne me manque. Je touche à une manière d’éternité.
Cette connaissance est universelle parce qu’elle a pour objet des lois qui sont présentes dans toutes les activités humaines, grandes et petites. Elle l’est aussi parce qu’elle comprend une connaissance du langage qui ne dépend d’aucune langue particulière, ni d’aucun monde. Elle permet de dire à tout homme : tu es fait comme moi d’activité susceptible d’intégration et devenant consciente, au sein de laquelle l’imagination, en se joignant au langage, crée des choses et des mondes. Cette connaissance reconnaît sans peine toute la diversité des phénomènes humains parce qu’elle perçoit leur fondement commun.
Cet universalisme est nécessaire à l’intérieur de l’Europe, pour qu’elle se fasse. Il sera nécessaire au-delà » (p.54-55).
Marc Wetzel
Jean François Billeter, né à Bâle en 1939, spécialiste du monde chinois, développe depuis vingt-cinq ans une œuvre de pensée nette et honnête (et tout particulièrement utile). Ce petit livre se termine significativement sur l’indication suivante : « avril 2023, an II de la guerre de destruction de Poutine en Ukraine ». On trouvera, par ailleurs, dans ses Leçons sur Tchouang-Tseu (Allia, 2002) de formidables descriptions de la justesse de conduite ; dans ses Esquisses (id, 2016) la belle synthèse de ses idées ; dans Pourquoi l’Europe, Réflexions d’un sinologue (id. 2020) un fort commentaire de cette remarque : « Je n’oublierai jamais ce cri du cœur d’un intellectuel chinois de mes amis : “Si l’Europe échoue, nous sommes perdus”… ». On trouvera aisément sur Internet la vidéo d’un remarquable et récent entretien (Associations Films Plans-Fixes, conversation avec Jacques Poget, 2022). Il faut l’y entendre dénoncer courtoisement l’alliance inavouée des nationalismes anti-Lumières et des forces aveugles de l’industrie financière… L’homme, héroïquement (et précieusement) sorti de sa compétence de confort, est devenu penseur par devoir, et comme écrivait Benjamin Constant (cité page 52), « précisément parce que chacun n’a pas fait uniquement son métier, tous les métiers ont été bien faits ».
- Vu: 1379