Une relation enragée, Correspondance croisée 1969-1986, Francis Ponge, Christian Prigent (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Une relation enragée, Correspondance croisée 1969-1986, Francis Ponge, Christian Prigent, août 2020, 224 pages, 25 €
Edition: L'Atelier Contemporain
Le marteau avec ou sans maître : correspondance Ponge / Prigent.
En 109 lettres écrites, et par deux acteurs éminents du monde poétique, se découvre une page importante de l’histoire littéraire et des revues à travers le positionnement respectif de Ponge et Prigent. La situation de la Revue TXT (que le premier lance avec Steinmetz) est précisée par rapport à ses aînés, Tel Quel, Critique, Promesse, Art Press et bien d’autres. Mais surtout cet échange permet de comprendre ce que Prigent a trouvé dans l’œuvre de Ponge : le refus du lyrisme subjectif qui englue la poésie et en conséquence la recherche d’une écriture sinon matérialiste du moins matérielle.
Attentif comme Ponge au détail formaliste, au corps stricto-sensu de la lettre, Prigent a néanmoins su échapper très vite à l’ombre du maître. Encore étudiant et écrivant un mémoire sur l’auteur du Pré, il refuse de plonger « dans Ponge jusqu’à en être pongéifié, empongé, pas près d’être é-pongé : et vlan passe-moi les Ponges : Ponge Pilate, Ponge créole, ponge toujours tu m’intéresses, honny soy qui mal y Ponge ».
Il découvre néanmoins chez lui une manière de « désaffubler » la poésie, et il prend fait et cause pour lui en le faisant sortir du champ idéologique des « Grandes-Têtes-Molles de l’époque » : Éluard, Aragon, Valéry, Saint-John Perse, et Char.
Cette correspondance est passionnante : Ponge rapproche Prigent un temps de Tel Quel, et les deux auteurs font preuve l’un envers l’autre de respect mutuel et d’affection grandissante. Mais les désaccords sont au besoin soulignés. Ponge reproche l’aspect « carnavalesque » de certains poèmes de son correspondant et n’est pas en accord avec lui au sujet de Dupin. Mais la différence d’âge n’y est pas pour rien. Et l’aspect politique de Ponge brouille un peu les cartes.
Néanmoins le numéro 3/4 de TXT sera entièrement consacré à Ponge. Et Prigent estime que son apport à la littérature est « au moins aussi radical que celui de Bataille ou d’Artaud », ce qui demeure néanmoins contestable. Mais le revuiste partage une lutte contre la doxa et « le babil » des classes dominantes auquel il oppose celui des classes « dangereuses ».
Certes, Ponge est passé d’un engagement communiste à un fervent soutien au gaullisme et à une revue (Tel Quel) où Mao-Tsé-Toung fut abondamment loué. Les deux auteurs ne cachent pas leurs divergences et ne s’en font pas d’abord grief. Ponge se contente de souligner aux collaborateurs de TXTqu’il y est venu pour les inciter « à méditer sur l’historicité de notre langue », et d’ajouter « dont je vous défie bien de vous évader jamais ». Mais Prigent prouvera le contraire, tant par les auteurs qu’ils publient (Quevedo, Philippe de Beaumanoir, et auteurs de proverbes médiévaux) dans sa revue, que dans ses textes de création éminemment dissidente.
Cependant, à partir de 1973, les relations se distendent surtout pour des raisons littéraires. Ponge n’apprécie pas forcément comment Prigent « tire la langue » à ses propres œuvres, et lui reproche d’être trop psychanalysant dans ses critiques à son égard. Et il a du mal à supporter les transferts que son cadet se permet entre anal et analyse à propos de ses textes. Dès lors la rupture est consommée. Et non sans violence.
Prigent la qualifiera « d’anecdote assez farce qui a fait déborder la coupe qui se remplissait peu à peu de venin œdipien (pour moi) et de bile paternaliste déçue (pour lui) ». Mais la coupe était pleine. A cela s’ajoutent quelques bisbilles littéraro-financières. Après une excuse du cadet, la hache de guerre est enterrée. Les deux compères projettent de se revoir. Mais le décès de Ponge empêchera ce retour. S’en suit de la part de Prigent l’un des grands regrets de sa vie. Il savait ce qu’il lui devait. Et depuis cette époque, il s’est toujours plu à en témoigner. Et ce livre en quelque sorte en est la plus belle illustration et hommage.
Jean-Paul Gavard-Perret
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