Une proie trop facile, Yishaï Sarid
Une proie trop facile, novembre 2015, trad. hébreu Laurence Sendrowicz, 341 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Yishaï Sarid Edition: Actes Noirs (Actes Sud)
Qui a beaucoup aimé Le poète de Gaza – si beau livre du même auteur – risque de se précipiter sur cet autre roman que présente Actes Sud en Actes noirs. Sujet différent, quoique… le même Moyen-Orient, secoué, malade, ou peut-être simplement grandissant dans la douleur, ouvrant à tous vents sur la table d’examen ses boyaux – c’est le mot, ses spasmes, quelques satisfactions diverses tricotées en petite joie pour la route à venir. Tout ça sans éclats tonitruants, comme sous verre : le jour après jour, au gré de quelques éclairs de moments historiques, par-ci, par-là ; l’actu de tout un chacun sur ces terres qu’on a dites, un jour, « promises » et que l’humour de l’auteur traduirait illico par un « on a vu, on verra ».
Dans ce livre, là, c’est sur le trottoir israélien qu’on marche, de Tel Aviv à la haute Galilée, un pas même au Liban en guerre. Et cette plongée, on ne la trouve pas partout dans la littérature israélienne d’aujourd’hui. Car ce voyage est mieux que passionnant, prenant ; on lit d’une traite.
Parce que l’« objet », décrit par toutes ses faces, c’est Israël, un pays, unique, dont on ne nous présente rien de touristique ; une société grinçante et les mille faces de verre qui la composent, qui, de plus en plus, vacillent et craquent : « je me réveillais en nage ; seule ma tête s’évertuait à me gaver d’informations totalement inutiles ; cours de la Bourse, résultats de matchs de foot, contours de fesses féminines, plans fumeux d’enrichissement… autour de moi, le pays était comme à son habitude, trop à cran ». Rues loin d’être nickel, confort par moments aléatoire, niveau de vie branlant, écarts de richesses abyssaux, moral ? on se doute. Boulots hétéroclites, et surtout peu rémunérateurs : « rien que dans cet immeuble, on est quatre avocats et la ville entière en compte plus de dix mille ». Le « je » du roman est l’un d’entre eux, plus tout jeune, un rien Colombo de là-bas ; en flashs, le souvenir d’un père d’une intégrité légendaire de début d’Israël. L’armée lui confie, pour meubler sa période de réserve, une enquête – délicate pour le moins : une soldate porte plainte pour viol contre un officier parachutiste en activité. La très jeune fille est cette « proie trop facile » d’un bled du sud ; famille hyper religieuse ; équilibre plus que douteux, fragilité attirante, mais, image floutée qui met mal à l’aise. Lui, le « top » en matière de carrière, rêve de Tsahal, rêve d’un certain Israël. En mission aux frontières libanaises, « un gars en or ; de ce matériau dont on fait les chefs d’état-major… impressionnant à la fois puissant et délicat, un peu comme un pur sang ». Moins flou, mais souvent irréel. Auprès de notre enquêteur déjà mûr, un jeune Koby fort attachant, comme auxiliaire, ayant un « darling » en ville. Entre sandwich, coups de chaleurs et nuits tardant à venir, la road movie pourrait n’être qu’un bon polar, type : est-ce lui, ou pas ? Et elle ? elle ment ou pas ? Si l’on n’était justement en Israël… Chemin étroit entre l’idéal d’un Tsahal intouchable, quasi mythifié – et ce que représenterait, si elle s’avérait, une faille de cette ampleur dans l’imaginaire de tout citoyen de base – et le souci, classique, de vérité et de justice. Tenaille entre l’État de Droit, forcément cher à cette démocratie israélienne, et son besoin d’incarnation presque mystique dans son outil – Tsahal/défense. Chaque détour de route entre Tel-Aviv et la bourgade du Sud où réside la plaignante, chaque tour de roue vers les montagnes où siège la compagnie du capitaine incriminé, pose et essaye de décortiquer cette unique équation.
On croise chemin faisant la mosaïque israélienne, dans les rues, et jusqu’au cœur de l’armée : « on n’a personne de Tel-Aviv, en revanche, des soldats avec des kippas tricotées, se réclamant d’un sionisme religieux, et on a aussi plusieurs nouveaux immigrants russes ». On s’immerge au détour d’une page, dans les éclats de la dernière Intifada – le frère de l’ami Koby en est sorti handicapé. On se prend en pleine figure les grincements des collègues du capitaine : « vous ne cherchez aucune vérité ! Vous cherchez quelqu’un à clouer au pilori ! Mais je n’ai pas plus peur des crouilles du Hezbollah ici que des baveux de Tel-Aviv ». Quand on vous dit, tenailles…
Bords d’une caldera en feu, où le vrai, le possible, l’improbable et la fausse route font des allers-retours constants, pétaradant comme les vitesses des pick-up vert-de-gris de l’armée. Nous, lecteurs, bousculés – y compris dans les monceaux de représentations qu’on traîne avec nous, depuis si longtemps, sur Israël, Tsahal, le Moyen-Orient – on cherche passionnément notre chemin, aux côtés de l’avocat-militaire vieillissant, de son jeune acolyte. Confrontant, enquêtant, soupirant, respirant – ce livre est aussi un policier, à très haute teneur en suspens – comme dans tout bon polar, mais humant, jusque dans les indices les plus ténus du quotidien, un Israël ici et maintenant, qui cherche lui aussi son chemin.
Un livre qui s’inscrit dans le genre livre dans le livre en somme ; les meilleurs.
Martine L Petauton
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