Une position pour dormir, François Heusbourg (par Didier Ayres)
Une position pour dormir, François Heusbourg, Gallimard, octobre 2024, 106 pages, 16 €
Flottement
Le maître mot de ce recueil de François Heusbourg : le flottement. Je dis flottement non pas pour souligner une indécision ou une incertitude mais pour caractériser une écriture issue d’une hésitation presque involontaire, qui se cherche, tremble sur la réalité qu’elle est censée désigner. Donc, un dédoublement mieux qu’une indétermination.
à force de vouloir être au monde
on s’en éloigne
notre monde s’éloigne du monde
on cherche des solitudes
des fragments de solitudes
des formes d’objets oubliés
on s’y repose un temps
fantômes de cuillères et de lits
je fixe un objet
et ce que je pensais ouvrir se referme sur moi
Cette fluctuation confine à la solitude (un des traits pour Blanchot, qui est au fondement de l’action d’écrire) et à l’occupation de la réalité, donc à un partage de soi au sein de l’abri du poème. Vie, mort, fin et espérance. Solitude, désespoir et art, autres épithètes, peuvent faire une entrée dans l’intellection du poète niçois, même si sa littérature rayonne.
ce que tu touches
la limite des autres, quand tu regardes
le dos tourné
la distance au monde
le voyage muet – tu ne sais pas – tu es seul
tu es seul dessous
tout seul contre toi
On franchit comme lecteur le secret parfois sensuel, celle du corps éveillé ou dormant, en tout cas le vif de la vie – qui peut être aussi assez sombre. Le corps aimé et presque son regret simultanément. Et pour cela il faut la fragilité et la souplesse d’un flottement. Il est nécessaire d’entrer dans cette demeure vague et profonde. En un sens, c’est une activité fantomatique, éthérée et subtile. Une espèce de seuil psychopompe (à trouver dans le chant 13 de L’Odyssée).
Par ailleurs, quelle est la position que l’on nous annonce en titre ? Est-ce une position du corps prise pour oublier tout dans le sommeil ? pour mourir ? ou pour exister ? pour écrire ? Quoi qu’il en soit, c’est ce tremblement (cette crainte et ce tremblement que nous retrouvons chez Paul) qui nous conduit à l’exaltation. Il nous échoit une flottaison dans l’espace et le temps. Et ce paradoxe est nôtre : comprendre la réalité mais sans sa physique, une réalité recomposée où naviguent l’identité et le sens donné à soi par autrui. Le Tu s’absorbe dans le On, le Nous dans le Vous, le Vous dans l’inquiète présence de quelque chose de demi-flou. Donc, c’est bel et bien la suspension qui est le véhicule de cette machine poétique. Elle nous offre le séjour ambigu de la poésie.
De ce fait il nous faut un fil d’Ariane, pour pérégriner dans ce petit labyrinthe de la vie intérieure de l’auteur, sa question, son Sphynx. Et c’est à ce fil que l’on doit en partie le récit final de l’écrivain. L’on oscille, l’on tremble, l’on continue à rêver à cette vie à demi-dévoilée. Et ce récit dessine le bord du poème (si l’on peut considérer que le bord est en définitive la forme).
j’attends la main brisée
dans un couloir
bruissements d’hommes et de femmes
portes battantes
glissements d’hommes et de femmes
dans l’hôpital
où l’on prend la mesure du temps
au milieu des brancards
chargés de corps oubliés
Didier Ayres
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