Une poignée de vies, Marlen Haushofer (par Patrick Devaux)
Une poignée de vies, Marlen Haushofer, janvier 2020, trad. allemand, Jacqueline Chambon, 192 pages, 19 €
Edition: Actes SudIl y a dans ce roman écrit en 1955 une vivacité et une intelligence d’écriture (et presque sans doute une « seconde » écriture pour la traduction) qui rendent cette œuvre pérenne. Il est vrai que les émotions humaines, les sensations d’épreuves de vie pour soi ou par secousses sur notre vie propre par autrui n’ont pas d’âge. On reconnaît dans ce roman cette société un peu traditionnelle, voire cléricale qui transparaît entre les lignes écrites il y a plus de 60 ans.
Quelle brillanté efficacité à vouloir démontrer ce mécanisme qui, sans le savoir, mène les êtres parfois au-delà d’eux-mêmes ! La protagoniste principale, revenant sur ses traces, avec aussi le brillant jeu d’une boîte de photos retrouvées, tente de dénouer les instants qui l’ont fait basculer d’une vie à l’autre presque sans s’en rendre compte, avec un certain détachement pour les êtres et ce, dès l’enfance :
« La première année elle aima les nonnes ou certaines filles à peu près comme un entomologiste aime les cafards qu’il classe dans sa collection. Sa tendresse allait toujours aux choses, surtout au mûrier de la cour qu’elle caressait à la dérobée pendant la récréation. Il était lié à son ancien monde rempli de bonnes et de méchantes pierres, d’arbres et de fleurs ».
L’origine de cette sorte de distanciation semble avoir une raison évoquée, discrètement, préalablement, l’univers du livre gérant admirablement les équivoques ressentis durant l’enfance, l’auteur se servant, notamment, d’abondantes images oniriques suscitant les intrigues :
« Elisabeth s’assit toute tremblante sur une baignoire et essaya de comprendre ce qui c’était passé. Elle exerçait, semblait-il, sur Käthe, la même séduction que les pivoines exerçaient sur elle et elle comprit que Käthe devait à présent la haïr. Mais en même temps elle savait aussi, avec une dureté qui l’étonnait elle-même, qu’elle ne pouvait pas supporter d’être la possession d’une autre personne ».
De fil en aiguille, on comprend que s’en suit un drame qui laissera des traces dans le monde des adultes. Confinée dans la réalité d’une époque, notamment pour ce qui concerne la condition féminine, la réaction sera vive en rejets à vouloir aussi se chercher soi-même à travers les corps comme autrefois à travers les objets :
« Une étrange intimité était née entre eux. Elisabeth ignorait en vérité ce que Lenart pensait de la vie, mais il savait tout de son corps. Cette intimité possédait un charme irrésistible ».
Est-ce aller au bout de soi ou renoncer à tout que de laisser ainsi la porte entrouverte sur la vie mais délaissée pour les autres à leur triste sort ? Jusqu’où peut aller la liberté individuelle, et si aboutissement il y a, peut-on se regarder d’une façon ou d’une autre, sans culpabilité, dans le miroir du temps ? Et, in fine, que faire de soi-même quand on retourne sur ses pas ? :
« Elle n’avait pas du tout envie de rentrer chez elle, tout en ignorant où elle voulait aller/…/ Elle savait une fois pour toutes qu’en vérité elle n’avait jamais souhaité être aimée ».
Patrick Devaux
Marlen Haushofer née Marie Helene Frauendorfer (1920-1970) était une auteure autrichienne, célèbre pour son roman Le Mur invisible. Considéré comme la plus belle œuvre de l’auteur, Le Mur invisible est un exemple de fiction dystopique. La traduction anglaise de Shaun Whiteside a été publiée par Cleis Press en 1990.
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