Une philosophie de la solitude, John Cowper Powys (par François Baillon)
Une philosophie de la solitude, John Cowper Powys, août 2020, trad. anglais, Michel Waldberg, 208 pages, 12 €
Edition: Allia
A la lecture de la préface (une préface ne devrait-elle pas être lue comme une postface ?), on pourrait prendre peur. Car on se dit, presque avec automatisme, que cet ouvrage, fraîchement réédité cet été, veut se présenter comme un guide spirituel à l’égard des personnes qui, malgré elles, ont trop subi la solitude durant le confinement. Ce n’est pas qu’une telle démarche serait à déplorer, mais dès l’abord, c’est comme si l’on sentait trop l’écho fait à ce que nous connaissons tous en 2020, et c’est déjà agaçant.
Sauf que cet ouvrage a été publié pour la première fois en 1933 et qu’il a été écrit par John Cowper Powys, grand érudit. Ce qui s’est révélé agaçant dans les premières minutes, sans doute trop influencé par les actualités, devient troublant : la philosophie qu’on cherche à y développer, invitant à retrouver une solitude dépouillée à l’extrême et profondément individuelle, tout particulièrement au milieu des grandes cités, abat les murs des époques.
Accomplissant plusieurs pas en arrière vers les philosophies ayant précédé notre modernité, depuis les doctrines du Tao jusqu’aux visions de Wordsworth, en passant par Héraclite, Marc-Aurèle et Rousseau, d’emblée l’auteur nous rappelle que toute philosophie théorisée naît d’une individualité, qu’il faut être en mesure de trouver la sienne propre dans le courant de l’existence, et ce, pour espérer la rencontre avec cette solitude primordiale qui est peut-être la seule condition salvatrice dans cette vie. Ainsi, il revient à plusieurs reprises vers la contemplation de l’Inanimé, ce qu’il nomme lui-même l’Elémentalisme, Wordsworth lui paraissant en être un des meilleurs représentants : « Ce fut vraiment l’idée maîtresse de Wordsworth (…) que de débarrasser la vie humaine de toute superfétation pour contempler l’individu mâle et femelle dans la dignité solennelle de son isolement face aux éléments » (p.32/33). Par le biais de cette solitude à reconquérir, Powys invite chacun à se détacher des frivolités, de la vanité, des fausses responsabilités que nous inflige l’époque moderne ou que nous choisissons de porter.
Dans un mouvement d’idées que d’aucuns pourraient qualifier comme étant celui d’un « illuminé », il nous conduit à ressentir le Mystère qui est à l’origine de toute création et à réduire nos satisfactions au plus simple agissement : n’avoir pour attention que les éléments qui nous environnent… Le philosophe demeure conscient des appréhensions dont il pourra faire l’objet : sa réflexion teintée de poésie n’en suit pas moins une progression très logique, développée sur un fil de rasoir en 7 chapitres et 200 pages. Il n’évite pas la question des souffrances qui attaquent la vie humaine, et certains titres de chapitre sont éloquents : « Le Soi aux abois », « Le Soi et ‘cela qui infecte le monde’ ». Fort de ses convictions, Powys nous engage cependant à croire que notre solitude primordiale et toute individuelle, pour peu qu’on ait travaillé suffisamment à sa recherche et à sa conquête, devient un allié solide, si ce n’est le plus sûr, dans les moments critiques de notre existence : « L’âme qui a pris l’habitude de la solitude intérieure peut se retirer, jusqu’en présence de ceux qu’il aime le mieux, dans le secret de sa communion avec l’Inanimé ; et au lieu que ce repli affaiblisse son sentiment pour autrui, il le renforce » (p.162). « Aucun homme ne peut garder le respect de soi et s’intéresser à la multitude » (p.170).
Il est à reconnaître l’effort, dans ce texte, de John Cowper Powys à s’écarter des théories philosophiques antérieures, bien qu’il avoue ne pouvoir échapper à leur influence et à leur inspiration, afin de recouvrer une individualité propre, entière, dans sa solitude, afin de faire de cette solitude, une fois parvenu à une connaissance profonde de soi-même, la meilleure des accompagnatrices. Il est difficile de ne pas voir dans ce livre (l’auteur lui-même le sait) un certain caractère religieux, plus poétique que dogmatique, et qui tente, là encore, de s’éloigner de toute religion. Il est certain que l’ouvrage glissera entre les mains des cartésiens et des personnes qui sont en train de connaître des bouleversements trop intenses. Mais il est indéniable qu’on a envie de suivre Powys jusqu’au bout de sa réflexion, admirablement maîtrisée, nous incitant à voir notre solitude, si ce n’était déjà fait, comme une amie, nous invitant à dépasser nos vues et nos sensibilités au-delà des lois de l’Espace et du Temps.
Deux vers de William Wordsworth, issus du poème Ode : « pressentiments d’immortalité venant des souvenirs de la petite enfance », compléteront, comme un parfait écho, l’essence de la philosophie développée par Powys : ‘To me the meanest flower that blows can give / Thoughts that do often lie too deep for tears’. « Pour moi la moindre fleur qui s’ouvre peut donner / Des pensées souvent trop profondes pour les larmes ».
François Baillon
John Cowper Powys (1872-1963) fut écrivain, conférencier et philosophe. Son œuvre se partage essentiellement entre des romans, mêlant parfois l’historique et le fantastique, et des essais philosophiques. Trois fois nommé pour le Prix Nobel de littérature entre 1958 et 1962, il est également un important critique littéraire.
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