Une Lumière au cœur de la nuit, Georges Banu (par Didier Ayres)
Une Lumière au cœur de la nuit, Georges Banu, Arléa, février 2020, 128 pages, 17 €
Mémoire de la lumière
Aller dans la lecture du dernier livre de Georges Banu, c’est un peu comme aller au spectacle. Non pas seulement parce que beaucoup de ces pages relatent et témoignent de différents spectacles, mais aussi pour le profit que l’on acquiert de la personne du critique. Ce dernier nous permet à la fois de vagabonder dans les théâtres, dans les villes, et pour finir, avec sa personne elle-même. La base, d’ailleurs, de la dissertation élégante et juste assez brève de cet ouvrage, permet par son sujet, le lustre, de revenir à l’enfance, en une manière proustienne, enfance d’un Roumain qui a choisi adulte la France. Et puisque j’évoque Proust, il me vient à l’esprit ce que dit Walter Benjamin de la phrase proustienne, qu’il considère comme une crue, la crue du Nil qui enfle et se dilate. Ici, c’est le lustre lui-même dont la lumière s’agrandit et se diffuse, de la petite enfance jusqu’à l’histoire de l’auteur depuis son installation à Paris en 1970 et la découverte d’un spectacle de Robert Wilson. Ce Roumain venu d’un pays angoissé, disons mieux, terrorisé par des années où l’éclairage était rationné par le gouvernement de Ceausescu, l’arrivée à Paris et ce premier spectacle parisien en sa débauche de feux et d’illuminations situent bien le contexte de ce livre important, qui déborde de beaucoup la stricte critique théâtrale.
Car la luminosité dont traite Georges Banu n’est pas exclusivement celle qui fonctionne sur la scène, mais aussi celle qui gagne le public quand il attend le lever de rideau, public peut-être devenu lui-même spectacle social, public pris en tous cas dans une sorte d’extinction de la vie courante au profit d’une vie rêvée, celle de la scène – et le lustre de Comédie Française illustre bien cette relation.
Chose importante aussi que ce livre nous permet de concevoir, c’est le cône de lumière du lustre qui circonscrit un dedans et un dehors, délimite une zone sur la scène qui engage à la vigilance visuelle, à la douce ébriété qui est la joie de la représentation. La ville est présente encore dans ces pages, ville nécessaire à la vie du théâtre – même si historiquement c’est la représentation en plein air qui précède, depuis les théâtres grecs, lesquels on le sait, avaient pour fond le décor des merveilleux atours de la nature environnante. Cependant le confinement du public, confinement nocturne, est devenu commun, comme le rêve que provoquent les planches pour tout spectateur sensible – et c’est évidemment le cas pour G. Banu.
Du reste, j’ai beaucoup songé, en parcourant ce livre, que j’ai lu d’une traite – le lendemain de la disparition de Georges Steiner, l’auteur de très belles pages sur la tragédie notamment – songé donc à ce lustre du Salon de Musique de Satyajit Ray, qui se fait le sujet témoin de cette fin d’une Inde coloniale, laquelle se rétrécit à la faveur d’une nouvelle classe sociale et retrace en une sorte de film mémoire ce que fut la vie des maharadjas de l’Inde traditionnelle. Ce lustre qui oscille au générique du film, dit bien le balancement dont est sujet le héros, qui mise son dernier argent pour une danseuse sans doute de Bharata natyam et son orchestre, pour finir, après le concert, en une mort majestueuse. Lustre de la mémoire, lustre d’un passé révolu, lustre comme une espèce de « madeleine » âcre et entêtante. Et puisqu’il n’existe peut-être pas de hasard, je regardais la veille, un film d’animation de Michel Ocelot qui mettait en scène un théâtre à l’talienne, et toutes ses possibilités visuelles et créatives, lesquelles se déroulaient sous l’égide d’un… lustre.
C’est Wagner qui a mis fin le premier à cette ébriété enfiévrée des lumières aux éclats en faisant tomber sur le théâtre la chape du noir. Les lustres, depuis, sont voués aux interstices, entractes et précipités. Mais, l’espace d’un instant, nous pouvons jouir de nos présences communes, et nous épanouir dans la grâce de leurs éclairs presque domptés.
Georges Banu rend très apparente cette articulation de la cité et du théâtre. Et l’on retient vivement cette nostalgie propre à la représentation, nostalgie où la fin de la pièce fait revenir le public à son monde habituel, perdant la magie de l’instant pour se reproduire dans la mémoire, et avec cela comme une sorte de temps que l’on ne retrouve pas complètement, le temps du théâtre. Ainsi, la scène a un lien avec la mort, la petite mort à la fin de chaque représentation. Et regagnant la ville – et malgré tout, ses lumières – le badaud regagne la réalité, vibrionnante de ce temps perdu et retrouvé du plateau.
L’ombre, je l’ai aimée pourtant et, aujourd’hui encore, je me rappelle le bonheur de la découverte du livre de Jun’ichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre. Alors, habité par l’énergie de mon jeune âge, je cherchais dans l’obscurité ; aujourd’hui menacé par les ténèbres, je cherche secours auprès du lustre et de ses feux.
Lustre encore de la cinématographie de Cocteau, et ses mains porteuses de flambeaux de La Belle et la bête ; lumières de bougies du Barry Lyndon de Kubrick ; ou scène très mélancolique dans laquelle le Casanova de Fellini retrouve sa mère dans un théâtre où l’on mouche les nombreux lustres descendus pour ce faire dans une salle vide. Feu de nouveau dans cette psychanalyse où Bachelard prête à la flamme une sorte d’érotisme jungien. Toujours est-il que cette mémoire de la lumière se rapproche de toute la mémoire humaine, humanité qui lutte contre la mort, et dont le théâtre serait une sorte de reflet harmonieux et rêveur.
Pour finir, et aller un peu dans ce sens une dernière fois, je lisais Une Lumière au cœur de la nuit, tout en écoutant les Quatre derniers lieder de Strauss sur France-Musique, comme si lire ce livre était à sa façon un spectacle guérisseur, un moment de vie plus intense et plus fort. Une vie renouvelée par la lecture.
Didier Ayres
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