Une longue route pour m’unir au chant français, François Cheng (par Marc Wetzel)
Une longue route pour m’unir au chant français, François Cheng, Albin Michel, octobre 2022, 252 pages, 17,90€
Le « chant français » ne devrait rien avoir de spécial, puisque toute langue vivante chante, toute langue parlée se fait entendre d’elle-même et vit ainsi au contact de ses sons modulés. Quand on chante – même mal – on fait forcément entendre au-dehors, dans l’extériorité matérielle, quelque chose de la vie de son propre corps (comme une sorte de gargouillis articulé), on crache ou expulse quelque chose de la première personne d’une chair en propre : en ce sens tout chant est, par nature, lyrique ; mais chanter, c’est aussi, à l’inverse, faire résonner en l’intime de soi, dans le « for intérieur », quelque chose de la sonorité d’abord extérieure, publique, d’abord spatio-physique, d’une langue, c’est faire retentir en soi, dans son praticien et locuteur même, faire vibrer dans l’étroit, fragile et fatigable canal bucco-laryngé de quelqu’un, le « logos » à la fois abstrait, collectif et anonyme d’un idiome donné. Toute épopée est donc faite de chants, parce que même la geste d’exploits impersonnels et le cours socio-public magnifié d’une nation doivent entrer dans des morceaux « chantables », dans des séances délimitées de possible exécution de la célébration par le célébrant. Il faut que la gorge (qui les fait seule vivre) puisse suivre, et, comme disait Michaux à l’auteur au début des années 80 :
« Ah, la gorge ! C’est notre organe-clé ! Tout ce qui est vital passe par elle : la respiration, l’alimentation, la voix, notre langage donc. Mais la gorge est d’une extrême fragilité, soumise qu’elle est au froid, au chaud. Et surtout elle est effrayante à voir : un amas de muqueuses agglomérées là, ça se contracte, ça se dilate, ça obéit à la seconde à l’émotion, voilà qu’elle se noue, qu’elle chevrote ou vibrionne… Les effets qu’elle produit restent prodigieux. Voyez ce dont est capable un chanteur, une cantatrice, on est ébahi, ébloui, tout en tremblant pour eux… » (p.157).
Le français est d’abord la langue dans laquelle l’auteur a souhaité que ses parents, exilés de Chine, en 1949 (il a 19-20 ans) à Paris, le laissent seul. Ils continuent, avec leurs trois autres fils, vers les Etats-Unis. Il a décidé de rester naître dans cette langue qu’il ne parle pas. Énigmatique, sobre, tragique instauration :
« Sans solution de long terme, mes parents décident de tenter leur chance aux Etats-Unis où ils ont fait leurs études. Ils respectent ma volonté de rester seul en France, sentant que ma nature s’accordera davantage avec une terre labourée par la littérature et l’art. Tout cela sans certitude aucune sur le plan concret. Je serai à jamais marqué au fer rouge par la scène de notre adieu : la détresse sans mot de mes parents laissant dans une chambre d’hôtel ce fils indéfini et insaisissable, sans études précises, ne possédant aucun diplôme, dans un pays étranger dont il ne parle pas la langue, alors qu’eux-mêmes, ignorant leur avenir, vont s’envoler vers l’inconnu, emmenant avec eux mes trois frères » (p.37).
Cette langue, il en découvre, dit-il, le vocabulaire précis (assez peu de synonymes en français, comme si l’adage confucéen des « dénominations correctes » y vivait nativement : appeler les choses par ce qui permet de les penser, et lier les mots pour ce qu’ils permettent de penser ; cette discipline propre à la « clarté française », cette étiquette inspirée des désignations qui permet de s’en tenir à la présence suffisante et partageable d’un sens, l’enchantent) ; comme la rigueur – pourtant vivante et ondoyante – de sa structure (les incessants « en », « y », « auquel »… sont de sobres et constants rappels des mots les uns auprès des autres, qui forment comme nœuds de leurs échos concis et élégants (p.65), et l’appétit de style (il y a peu de langues autant que la française que des styles auront périodiquement autant réinventée – disait Deleuze – comme des sortes de langues étrangères du dedans, Pascal, Diderot, Hugo, Alain, Péguy, Céline ou Deleuze lui-même…).
Trois éléments liés en ce livre touchent particulièrement. D’abord sa constante hospitalité à l’égard des morts : on peut leur parler sans honte, on doit les penser sans réserves. L’idée (p.212) est que la vraie dualité n’est pas celle des vivants et des morts, mais celle des êtres qui ont connu ou connaissent la vie d’une part, et, d’autre part, tous les êtres qui ne peuvent la connaître (comme cailloux, nuages et astres). Vivants et morts sont donc dans le même camp, celui de la présence actuelle ou posthume à soi ; les morts ont su ce qu’est vivre, et, comme nous, ont vécu sous (mais non pas par) la mort. C’est là que le deuxième élément vient : la conscience de la mort que les vivants partagent avec les morts peut chez les premiers envenimer la vie (le mal pouvant abuser de la mort), la rendre toxique ou infernale, mais jamais assez pour assurer la victoire du néant (aucun abus n’élimine à jamais l’usage de la profondeur) (p.212) : « Que les forces du mal profitent de l’existence de la mort pour accomplir leurs terribles œuvres de destruction ne change en rien le sens originel de celle-ci ».
Et ce sens de la mort (que la pensée rend inhérente à toute vie humaine) est, précisément, de rendre unique, auto-renouvelable et orientable cette vie : la vie s’ouvre ainsi une infinité de voies (mais négociables, mais hiérarchisables, mais sublimables) donnant sur sa disparition. Ces voies lui sont autant d’occasions d’apparaître autrement à elle-même. Et le dernier élément semble être alors qu’en nous ouvrant pleinement aux morts (les célébrant, les étudiant, les réhabilitant…), c’est-à-dire en faisant de leurs morts les nôtres, nous nous saisissons de ce qui les orienta, les défia, les provoqua et guida : les forces du bien peuvent à leur tour « profiter de l’existence de la mort », déjà accomplie, d’autrui. La gratitude transfigure alors mieux une vie, peut-être, qu’un auto-sacrifice à œillères. C’est tout cela, sans doute, qu’on entend dans la magnifique espérance révélée au jeune Cheng (p.25) :
« Mon être se dresse, entier, sans réserve, pour s’entendre dire : “Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé”. Ébranlé, terrassé par ce que j’entends, j’attends encore… Plus rien. La Présence s’efface, me laissant pantois. Mais le message est passé… ».
Restait à officialiser, en quelque sorte de l’intérieur de la langue française, en une cooptation poétique, l’idiome choisi pour cette ininterrompue et adoptive gratitude culturelle de cette œuvre. La scène se passe chez l’écrivain Vercors, à la fin des années 50, où l’auteur, qui a osé lui soumettre ses tout premiers quatrains « français » quelques jours plus tôt, raconte la « surprise » suivante (qui se commente assez elle-même) :
« Dans l’après-midi, au bord de la petite piscine, à ma totale surprise, tandis que Vercors opine de la tête, son épouse récite par cœur deux des quatre quatrains que je leur ai envoyés :
« Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants
Au bout de la nuit, un seuil éclairé
Nous attire encore vers son doux mystère
Les grillons chantant l’éternel été
Quelque part la vie vécue reste entière »
Dix ans après mon arrivée en France, alors que je suis aux prises avec un désastre affectif (= son divorce précoce ?), j’entends pour la première fois mon chant en français sortir d’une bouche si sensible, si généreuse, si lumineusement française. Je suis secoué par une émotion qui me fait trembler, sans trouver de mots pour la dire. Vercors voit mon embarras, il fait un geste pour signifier que les mots sont inutiles, et nous sourions tous les trois en silence. Ô moment de pur partage ! C’est un véritable acte de baptême pratiqué sur moi par ce couple inoubliable, fine fleur de l’humanité qui me console de tout » (p.75).
Reste, bien sûr, une fusion Orient/Occident faite homme. Elle impressionne ici d’autant plus que l’auteur avoue que « c’est toute la culture occidentale, philosophique et artistique qui me permet de déceler ce qu’il y a de spécifiquement valable dans la pratique chinoise, tant il est vrai que la meilleure part de l’une renvoie à la meilleure part de l’autre » (p.111), mais justement : dans l’étonnante poésie française de cet auteur, quelque chose de profondément oriental (un souci pré-individuel de l’Unité des choses, un sens pré-logique du Silence ou du Vide dans lequel baigne le Logos même, une sorte de pittoresque rentré, de splendeur impassible, de festive étiquette qui colore pareillement présence et exigence, et les fait pour nous étrangement se confondre ?) donne à sa lucidité, pourtant aventureuse, une singulière garantie de sagesse. Orient et Occident ensemble. Quand ce genre de greffe (d’extrême à extrême) « prend » à ce point bien, l’organisme résultant se fait donneur universel : route d’union, dont la fécondité chante. Désormais, quelque part la vie vécue reste entière.
Marc Wetzel
François Cheng, né en Chine en 1929, arrive en France en 1948. Elu à l’Académie Française en 2002. L’un de nos plus importants et attachants écrivains.
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