Une lecture des Considérations morales d'Hannah Arendt (1) (par Marie-Pierre Fiorentino)
Considérations morales, Hannah Arendt, Rivages Poche, 1996, trad. anglais, Marc Ducassou
La pensée pour quoi faire ?
Dommage que le titre original, Thinking and Moral Consideration, A Lecture, ait été amputé dans cette traduction de Marc Ducassou, par ailleurs agréable à lire, du mot « pensée ». La pensée est en effet au cœur de cet opuscule dans lequel Arendt rend « hommage à la capacité la plus haute et la moins visible : l’activité de l’esprit », comme l’annonce Mary McCarthy en préface.
Ces quelques pages signées de la journaliste et écrivaine étasunienne, amie fidèle jusqu’à la dernière heure de la philosophe, sont traduites par Nancy Huston. Souvenirs de la première, style de la seconde nous plongent un moment dans l’intimité d’Hannah avant que nous découvrions l’argumentaire de la philosophe Arendt, aussi documenté qu’original, sur la nature et la finalité de la pensée. Les caractéristiques les plus évidentes de la pensée pourraient, au premier abord, la disqualifier. D’une part en effet, Arendt insiste sur le fait que la pensée est hors de l’action.
Pour penser, il faut « interrompre toute action, toute activité normale », autrement dit se détourner momentanément de toutes les occupations nécessaires ou agréables à notre existence. Au travail ou avec nos amis, nous ne pensons pas, nous menons notre vie. Mais quand nous pensons, « c’est comme si nous nous déplacions dans un monde différent », précise la philosophe à l’appui de Paul Valéry qui disait déjà, se jouant avec facétie du cogito cartésien, « Tantôt je suis, tantôt je pense ».
D’autre part, la pensée est autodestructrice puisque toute pensée doute et doute d’abord d’elle-même. Arendt le souligne à l’appui de notes posthumes de Kant, le dernier grand philosophe des Lumières qui lui inspire cette image pour exprimer l’essentiel : « l’occupation de penser est comme la toile de Pénélope : elle défait chaque matin ce qu’elle a achevé la nuit ». Arendt, par ce type d’image, permet au lecteur non-initié, qui se serait un peu égaré dans le raisonnement, d’en retrouver le fil. Mais la nature éthérée et impuissante de la pensée n’est-elle pas contradictoire avec l’idée selon laquelle « Il n’est pas de pensées dangereuses ; c’est la pensée qui est dangereuse » ? Arendt va démontrer que non. Le fait même de penser représente un danger. Mais comment et pour qui ?
La pensée est dangereuse parce qu’elle est – Arendt puise directement chez Heidegger l’expression – « hors de l’ordre ». Au sens où ce-dernier l’entend, la pensée, théorique, ne poursuit aucun but pratique. C’est dans cette mesure que « penseur » ou « philosophe » sont synonymes mais que le chercheur qui vise une application pratique, par exemple la découverte d’un vaccin, ne « pense » pas. Mais on peut aussi élargir le sens de cette expression en considérant que la vie sociale nous impose un ordre hiérarchique, moral, légal comme le savoir nous impose un ordre logique, rationnel. Dans notre vie quotidienne, dans nos apprentissages, nous agissons sous les yeux des autres, garants de cet ordre. La pensée qui nous permet de nous retirer en nous-mêmes, à l’abri de tout contrôle, nous permet de sortir de cet ordre. Pour cette raison, ceux qui pensent sont marginalisés et suspects aux yeux de la foule, comme Socrate auquel Arendt consacre entièrement la deuxième partie de son texte, Socrate qu’elle érige en « idéal-type » pour observer ce qu’est l’acte de penser.
Avec Socrate, la philosophie apparaît comme le moyen pour s’éloigner de l’ordre imposé par l’opinion publique. La philosophie apprend à s’orienter autrement qu’à la seule boussole du prêt-à-penser des discours en vogue. Arendt commente en ce sens les célèbres métaphores représentant Socrate tantôt comme un taon, une sage-femme ou une raie-torpille. Socrate est d’autant plus jugé subversif qu’il pousse à penser sans jamais indiquer quoi penser. N’empêche qu’il fait confiance à la force de la pensée pour produire, alors même qu’elle est invisible et insaisissable, de grands effets. La métaphore du vent l’exprime mieux que n’importe quel argument. De même que le vent, force invisible, peut produire toutes sortes d’effets, eux bien visibles, de même la pensée, qui n’existe qu’hors de l’action, peut avoir des effets sur l’action.
Dans la troisième partie de son essai, Arendt aborde la pensée en tant que « dialogue silencieux et solitaire » que nous entretenons avec nous-mêmes. Elle va alors montrer comment la pensée est nécessaire à la conscience. La conscience envisagée sous l’angle psychologique est en effet cette « hétérogénéité [qui] s’insère dans mon unicité ». Le traducteur, par souci de clarté, conserve le terme anglais consciousness désignant cette faculté à nous dédoubler mentalement, à nous observer comme nous observerions un autre que nous. Or, si la pensée est dialogue intérieur, elle exige que nous soyons capables de tenir alternativement le rôle de deux interlocuteurs, par exemple celui qui interroge puis celui qui répond, celui qui affirme puis celui qui objecte. Lorsque ce dialogue intérieur porte sur le bien et le mal, la conscience devient conscience morale.
Arendt s’appuie sur le personnage de Richard III chez Shakespeare pour montrer que si, comme lui qui est un assassin, on refuse de se reconnaître tel qu’on est et on y parvient en faisant taire sa conscience, donc en décidant « de ne jamais entamer le dialogue silencieux et solitaire que nous nommons pensée », alors le mal devient possible puisque la conscience morale est paralysée par l’absence de conscience et donc de pensée. Penser est alors nécessaire pour ne pas mal agir puisqu’il ne peut y avoir de faculté de jugement sans faculté de pensée. Ces Considérations morales peuvent donc se lire comme une magistrale leçon sur la façon dont se sont articulées, au fil de l’histoire de la philosophie, pensée et aptitude à juger par soi-même de ce qui relève du bien et du mal.
Mais Arendt développe une thèse originale dépassant les auteurs sur lesquels elle s’appuie en déduisant de tout ce qui précède que la pensée est « la plus politique des aptitudes mentales ». Seulement « sa signification morale et politique n’apparaît que dans les rares moments de l’histoire où “tout part en miettes” ». Ce fut le cas avec la montée des totalitarismes dans les années 1930 puis le génocide perpétré par le régime nazi. Il faut donc penser pour éviter que se (re)produise le mal radical. Arendt insiste : la pensée n’est pas le privilège des intellectuels. Certains d’entre eux, d’ailleurs, ne pensent pas ; ils analysent, calculent, combinent tout en restant fidèles à un ordre qu’ils ont intégré par imitation, par habitude. La pensée est quant à elle une capacité que chaque homme possède et a le devoir d’exploiter parce qu’il est citoyen et en ce sens responsable de ce qui lui arrive et arrive à ses semblables.
Ces Considérations morales ont donc vocation à avoir un effet politique, condensant des idées qu’Arendt, tout au fil de son œuvre, a développées sous différentes formes. Ce condensé demande une lecture lente, une relecture mais il a le mérite de nous enseigner l’essentiel : la pensée ne doit pas être réduite aux capacités réflexives que nous sollicitons tous les jours pour évoluer dans notre environnement et qui, à l’échelle de notre espèce, ont débouché sur la science, le progrès technique, la culture. Elle a le pouvoir de nous sauver du mal. Eichmann serait-il devenu le criminel contre l’humanité qu’il fut s’il avait ressenti « cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence » ? Arendt est persuadée que non.
Car si la pensée est le fil conducteur de ces Considérations morales, elle n’en est peut-être pas le motif direct. Arendt souhaite en effet justifier une fois de plus la thèse qui l’a rendue en même temps célèbre et maudite pour grand nombre de ses contemporains : la banalité du mal.
Marie-Pierre Fiorentino
Hannah Arendt est une philosophe étasunienne d’origine allemande née en 1906 dans la banlieue d’Hanovre. Sa famille, aisée et progressiste, est d’origine juive. Elève de Husserl, Jaspers et Heidegger, dont elle est aussi la maîtresse et avec lequel elle reste liée, malgré une longue période de rupture, jusqu’à la fin de sa vie, elle devient docteur en philosophie mais doit s’exiler dès 1933 en France afin d’échapper à la Gestapo. Elle est internée en 1940 au camp de Gurs avant de s’établir définitivement aux Etats-Unis avec son second mari rencontré à Paris, Heinrich Blücher. La publication en 1951 des Origines du totalitarisme lui vaut sa première notoriété mais ce sont ses prises de position à la suite du procès Eichmann qui la propulsent sur la scène médiatique. Elle meurt à New-York le 4 décembre 1975.
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