Une lame de lumière, Andréa Camilleri
Une lame de lumière, traduit de l'italien par Serge Quadruppani éd. Fleuve Noir, septembre 2016, 256 pages, 20 €
Ecrivain(s): Andréa CamilleriAndrea Camilleri est un auteur italien d’origine sicilienne. Son œuvre littéraire traduite par Serge Quadruppani est écrite dans une langue métissée de sicilien qui a fait son succès et dont la saveur a quelque chose d’exotique. Si vous n’êtes pas habitués à la prose camillerienne ni aux traductions au plus juste qu’en donne Serge Quadruppani, de cette langue particulière mêlée de dialecte sicilien et d’italien sicilianisé, si vous n’êtes pas sensible à l’humour dans les romans policiers et à celui que l’auteur déploie et que le traducteur rend, alors ne lisez pas cette chronique ni ce livre, sauf à être vraiment décidé à passer tout à la fois un bon moment de divertissement et de découverte que procure toute approche différente et élargie du langage.
Faut-il connaître tout à fait cet univers, comme moi qui suis née d’une mère sicilienne, me suis-je alors demandé, pour en apprécier toutes les subtilités ? Sans doute non car Camilleri qui connaît un grand succès dans son pays est un de ces conteurs facétieux qui mêle tous les registres, se moquant des hommes et de leur violence dans ses récits policiers. Son célèbre commissaire Montalbano fait souvent d’étranges rêves. Rendez-vous compte ici, son agent, peut-être le plus naïf ou le plus simplet de sa brigade intervient dans un de ses rêves en parlant latin à la perfection. Ainsi commence donc ce récit-là.
Son commissaire, fin gastronome de nature paisible, ne s’énerve pas beaucoup et sait à peine montrer sa mauvaise humeur, tout juste avec Catarella qui estropie le nom des gens qu’il est chargé d’accueillir ou qui se prend la porte dans le nez chaque fois qu’il essaie de l’ouvrir. Il peut laisser s’exprimer sa méfiance, voire sa jalousie à l’égard des femmes alors même qu’il a deux maîtresses en même temps, avec ce particularisme bien sicilien (ou italien) qui peut aller jusqu’au grotesque. Ainsi donc, pour rendre la truculence de ce dialecte sicilien, Quadruppani n’hésite pas – plutôt que de méridionnaliser cette langue et malgré l’emploi de termes comme « minot » ou « coucourde » – à transposer littéralement les mots qui le permettent du sicilien au français tels qu’ils se présentent.
Par exemple, le verbe « riconoscere » qui signifie « reconnaître » et se dit en sicilien ariconoscere, Quadruppani le traduira donc par areconnaître pour rester au plus près de cette langue si particulière. Il n’hésitera pas ainsi à dire areposer pour « reposer » ou arappeler pour « rappeler », etc. De même, autre liberté lexicale dans l’escamotage des voyelles des pronoms ou de certains mots, par ex : « une » sera prononcé et rendu par ’ne et un mot comme « habituel » par ’bituel. Ou encore transformant les mots, ex : pirsonne pour « personne ».
Autre particularisme, l’emploi qui paraîtra excessif puisque beaucoup de nos romans l’évitent aujourd’hui du passé simple dont la langue sicilienne est friande.
« Mais il s’arrappela vaguement ‘ne certaine Verouchka… »
Ce qui à l’oral notamment a quelque chose d’assez étonnant comme dans ce passage :
« Dottori, excusez-moi, il y a un monsieur qui vous attend.
– Qu’est-ce qu’il veut ?
– Il veut apporter plainte pour ’ne agrassion à main armée.
– Mais Augello n’est pas là ?
– Il téléphona qu’il arrive tard.
…
– On a trouvé un autre tabbuto ?
– Oh que non, à cause qu’il y eut une bagarre enragée entre deux chasseurs et qu’un des deux, je ne sais pas lequel, si c’est le premier ou le deuxième, tira sur l’autre, dont en conséquence je ne sais pas si c’est le premier ou le deuxième en l’éraflement le long de la jambe »…
Cet italien sicilianisé qui est à la fois celui de l’auteur et du narrateur, le traducteur prend précaution de l’expliquer au lecteur dans une préface disant :
« Remplacer cette langue par un des parlers régionaux de France ne m’a pas paru la bonne solution : soit ces parlers tombés en désuétude sont incompréhensibles à la plupart des lecteurs (et il semblerait bizarre de remplacer une langue bien vivante et ancrée dans les mots de la Sicile d’aujourd’hui par une langue morte) soit ce sont des modes de dire beaucoup trop éloignées des langues latines (un Camilleri en ch’timi aurait-il encore quelque chose de sicilien ?) ».
La langue de Camilleri est propre à son auteur.
Depuis les Qu’est-ce qui fut, dottori ? ou qu’est-ce qui se passa ? prononcé à l’oral, au che fu ? ou qu’est-ce qu’il fut ? signifiant « que se passe-t-il ? Jusqu’aux expressions siciliennes conservées volontairement et malgré tout compréhensibles « encore plus beddra, belle ». Ainsi donc jusque dans la traduction de certains mots qui restent compréhensibles surgissent inévitablement en nous des sourires voire des rires, il pinsa signifiant « il pensa » et non « il pinça ».
Cet usage de la langue ou cette liberté de traduction peut éloigner le puriste et décourager le lecteur peu curieux, j’avoue moi-même avoir eu parfois quelque mal à entrer dans le récit, ça heurte, ça bouscule, mais l’humour toujours embusqué de Camilleri pour rendre le ridicule de certaines situations nous entraîne inévitablement vers la résolution de l’énigme dans laquelle il nous a plongés.
Comme le souligne donc très justement Quadruppani, le travail du traducteur depuis quelques années a été de sortir de la dictature et du carcan dans lequel se tenait toute traduction fidèle au grammaticalement correct.
On en oublierait presque de parler du roman lui-même, une enquête bien ficelée, un bon moment de divertissement, une franche rigolade, un faux viol, un vrai vol, une femme si belle que le Commissaire Montalbano fidèle à sa Livia en tombe amoureux, des terroristes, etc. Ah oui et puis ne cherchez pas Vigatà sur la carte de la Sicile, ce village n’est sorti que de l’imagination du facétieux Camilleri.
Marie Josée Desvignes
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