Une histoire de mauvaise conscience ?, par Catherine Dutigny
Depuis quelques jours, pour être précise depuis le passage de Mehdi Meklat dans l’émission La Grande Librairie présentée par François Busnel, la presse, les réseaux sociaux ne parlent que du « cas » Meklat. Un jeune homme de 24 ans qui présentait ce jour-là avec son co-auteur Badroudine Said Abdallah leur second livre, Minute, publié par Le Seuil. Une exposition médiatique qui fit resurgir, par le biais d’alertes postées immédiatement, la face plus ou moins cachée de Mehdi Meklat qui, sur Twitter et sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps (clin d’œil à Marcel Duchamp selon Mehdi) pendant de longues années, inonda son profil de tweets racistes, homophobes, antisémites etc. Il est facile de se documenter sur Internet pour en retrouver les traces.
L’« affaire » Mehdi Meklat met le projecteur sur la complaisance avec laquelle les médias de toutes sortes comme Le Monde, en passant par France Culture, les Inrocks, Libé, Radio France, Arte, ou le Bondy Blog ont pu « ignorer » pendant des années le double diabolique de Mehdi Meklat, mais aussi comment les jugements, prix et critiques littéraires peuvent être affectés d’un syndrome équivalent. Dans le cas de Mehdi Meklat, Laurent Bouvet, dont je ne partage pas toujours les analyses, loin de là, fait une lecture assez crédible du phénomène dans un article publié dans le Figaro.fr, le 21 février 2017 :
Prenons comme lui l’hypothèse que les médias susnommés n’ignoraient rien des tweets de Mehdi. Depuis fort longtemps, les jeunes (et moins jeunes) de banlieues dites « sensibles » se plaignent de ne pas pouvoir faire entendre leurs voix. Mehdi Meklat, mais pas seulement lui, fait l’objet d’un traitement de faveur de par ses origines, mais surtout de par ce que l’on décide qu’il représente subitement : l’archétype du jeune intellectuel d’origine arabe, doué, créatif, talentueux, journaliste, réalisateur, etc., à l’opposé de l’image du dealer de drogue, du casseur ou de ce que la droite à l’extrême-droite qualifie en bloc de « racaille ». Manne bénie, dans tous les sens du terme, qui du coup rend sourd et aveugle, permet aux médias de « rattraper le coup » sur des années de silence à peine brisées par de courts articles ou reportages sur les talents méconnus vivant dans ces banlieues « sensibles ».
La mauvaise conscience serait-elle à l’œuvre ? Ceci me rappelle, pour prendre un exemple vécu sur les bancs de Sciences Po, les exposés d’un étudiant d’origine africaine de ma conférence qui récoltaient de longs commentaires dithyrambiques du maître de conférences là où une excellente note aurait suffi pour reconnaître leur valeur.
Dans un registre éminemment plus soft, l’auteur n’ayant jamais à ma connaissance tenu de propos haineux et dégradants comme ceux de Mehdi Meklat, enfin disons de son double « trollifère », l’aventure du roman Rien ne se perd peut questionner aussi. Les prix littéraires, dont le très récent et prestigieux Prix Mystère de la critique 2017, engrangés depuis un an par Cloé Mehdi, dont on ne connaît pratiquement rien des origines, si ce n’est qu’elle est née en 1992 comme Mehdi Meklat, sont également l’indice d’une lecture dont on ne retient que ce que l’on aime. Fort bien écrit, ce roman noir s’attaque à une « bavure » policière en banlieue, et traite d’une vengeance a posteriori de proches du jeune beur décédé, le tout noyé dans le parcours de personnages attachants en dépit d’une crédibilité incertaine que l’on excuse au prétexte qu’il s’agit d’une fiction. Pour avoir lu nombre de ces critiques, je suis restée stupéfaite par l’absence quasi totale de commentaires sur le fond du roman qui est un plaidoyer subtilement énoncé pour la loi du talion. Certes, ce ne sont pas les affaires récentes, je pense bien entendu au jeune Théo, qui vont donner tort à Cloé Mehdi. Il est pourtant dangereux, même s’il s’agit d’une fiction, de valider la thèse d’un recours à la vengeance personnelle dans le contexte français actuel, surtout lorsqu’on le fait avec talent. Semer ce genre d’idées dans les têtes, c’est semer l’anarchie à petite échelle, sans se préoccuper des conséquences. Le roman noir ayant tous les droits.
Silence des critiques, des jurys littéraires sur cet aspect fondamental d’un livre ouvertement, et ce n’est pas cela qui m’a gênée, antisystème, anti-justice, anti-police, antipsychiatrie. Si Cloé Mehdi dans ses interviews se défend d’être la porte-parole des banlieues, Mehdi Meklat aujourd’hui condamne son double schizophrénique Marcelin Deschamps. Circulez, il n’y a rien à voir. Rejetant l’un et l’autre le terme de « militant », devenant de simples spectateurs comme l’affirme Mehdi Meklat, ces électrons libres bénéficient d’une bienveillance médiatique et littéraire qui dans le cas de Mehdi Meklat est éminemment dangereuse, comme en témoignent les réactions de l’extrême-droite qui n’espérait pas qu’on lui fît un si joli cadeau.
Dans le désordre idéologique actuel, dans l’ambiance délétère qui prévaut à l’aube d’un nouveau quinquennat, la mauvaise conscience des médias pour certains dits « de gauche » sans que l’on sache ce que cela signifie exactement aujourd’hui, et des jurys littéraires qui se veulent en osmose avec la société civile, histoire de ne pas passer pour des ringards, accentue la confusion et la perte de repères. Il serait temps, au moins pour les médias, de retrouver un zeste de déontologie.
Catherine Dutigny
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