Une goutte d’éternité, Alain Joubert (par Patryck Froissart)
Une goutte d’éternité, Alain Joubert, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, 2007, 124 pages, 16 €
Mort le 22 avril 2021, Alain Joubert restera dans l’histoire littéraire comme l’un des compagnons les plus fidèles et les plus actifs du mouvement surréaliste, dont il fut le chroniqueur régulier et l’un des plus grands historiens.
Dans ce roman autobiographique intimiste, le surréalisme avec ses soubresauts, ses événements, ses aléas, est à la fois la toile de fond et le destinateur ou pour le moins l’un des adjuvants primordiaux de la vie d’un couple qu’il a constamment accompagnée, animée et nourrie.
L’auteur narrateur, en effet y dévoile et y analyse la relation d’amour, d’affection, d’inaltérable affinité qu’il a vécue avec son épouse Nicole, dans le champ mouvant et tourmenté du surréalisme, jusqu’à l’ultime seconde de la vie de cette femme remarquable, poétesse, partie prenante et actrice inconditionnelle méconnue du mouvement littéraire.
Le livre se décline en trois parties.
Prologues
La situation initiale se situe sous le signe de la poésie, dans un cadre bucolique où déambule une jeune fille de quinze ans, Nicole, jouissant à la fois et alternativement de la sereine beauté des lieux et de la lecture du numéro 24 de la Collection Poètes d’aujourd’hui, de chez Seghers, consacré à Alfred Jarry.
Comme dans un conte de fée, advient la rencontre magique avec Arsène, un jeune promeneur solitaire en train de lire… la même revue.
Authentique !
Le lecteur se dit qu’il assiste à la naissance d’une idylle. Mais non, c’est le début d’une longue amitié, d’une solide camaraderie poético-littéraire qui conduira les deux jeunes gens à fréquenter ensemble les aréopages littéraires et à y nouer leurs premières relations avec les surréalistes. Mais alors ? Quel rapport avec Joubert ?
Ce qui commence
On y vient. L’auteur raconte ensuite sa propre adolescence, loin de ces deux personnages qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, et ses propres approches des surréalistes, marquée par la rencontre avec Breton, jusqu’au service militaire et une incorporation qu’il vit très mal dans la répression du peuple algérien revendiquant son indépendance. C’est en essayant de se faire réformer en jouant sur ses accointances littéraires qu’il se retrouve en correspondance avec… Arsène, par le truchement de qui il fera plus tard la connaissance de… Nicole.
Il fallait bien retracer sommairement, comme on vient de le faire, les deux itinéraires et leur conjonction pour qu’on comprenne que Joubert place sa rencontre avec Nicole sous l’étoile du surréalisme qui sera pendant des décennies leur passion commune.
La suite du récit porte sur la grande et les petites histoires du mouvement, vécues conjointement et fidèlement par le couple et, en simultanéité, sur les jours heureux marqués par une indéfectible complicité littéraire (ce qu’illustrerait idéalement l’assertion de Saint-Exupéry : aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction), sur les premières atteintes de la maladie, sur la lente dégradation de la santé de Nicole jusqu’au terme fatal, sur la tentation pour Alain, désir combattu et interdit par Nicole, de « partir ensemble ».
A ce niveau du récit, advient le temps de la méditation sur… le temps, l’éphémère, la durée, l’éternel.
Il y a des années […] nous avions acheté une agate à eau […], une pierre tranchée présentant une surface lisse et transparente sous laquelle on voit bouger une goutte d’eau […] qui a des millénaires […] qui a traversé tous les temps pour venir se blottir maintenant au creux de notre main […] qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains, une goutte d’éternité.
C’est alors la traversée en solitaire, le pesant voyage qu’il faut malgré tout poursuivre sans l’autre, l’écoulement forcé des jours, les semaines, les années qu’Alain doit passer dès lors dans la poignante compagnie de l’absente, ponctués dans les premiers temps du veuvage par d’émouvantes surprises posthumes cachées çà et là par Nicole dans la maison endeuillée.
Ce qui demeure
Dans cette dernière partie, à la tonalité tendre, nostalgique, à l’atmosphère volontiers mystique, Alain s’adresse à Nicole par-delà la mort, lui faisant part de réflexions (par exemple sur les subtiles différences entre amour absolu, amour sublime, amour infini), d’actes, de lectures, de rencontres se rattachant à des épisodes autrefois partagés, se référant à l’opinion qu’exprimait Nicole sur des auteurs et des œuvres figurant dans la bibliothèque, à ses goûts littéraires, revenant, pour le commenter, sur un passage d’un des livres qu’elle a publiés (1), se rapportant à des situations inédites qu’il vit au quotidien, lui faisant aussi la chronique des événements littéraires qui jalonnent son existence désormais solitaire, lui parlant sans cesse, en particulier au moment des repas.
A table, j’ai dû une fois encore intervertir nos places habituelles : il m’était physiquement et psychologiquement impossible de prendre mes repas face à un fauteuil vide, à ton fauteuil vide ! Dès lors que j’ai décidé de m’installer du côté que tu occupais, le fauteuil vide qui me faisait face n’était plus le tien, mais le mien, ce qui changeait radicalement les choses.
Cet hommage émouvant, cette absolue déclaration d’amour outre-tombale, cette expression bouleversante, souvent poétique, peut-être parfois lyrique, toujours d’une franchise très personnelle, intime mais jamais impudique, du manque, de ce qui est détruit – Vivre seul, ne plus être que l’un sans l’autre, c’est ne plus être qu’une partie d’un tout dont la disparition en tant que tel est définitive – ce témoignage prenant de ce que peut comporter de sérénité, de partage, de connivence l’existence de deux êtres faits l’un pour l’autre, tout cela, qui est à la fois beau et triste, est parsemé de précieuses incrustations illustrant une histoire littéraire dont Alain Joubert, ici comme dans ses autres écrits, nous dévoile encore les dessous, les inédits, les coulisses.
Possiblement de bonnes raisons pour s’offrir ce livre.
Patryck Froissart
(1) Suis-je bête, Nicole Espagnol, Editions L’Oie de Cravan, 2002
Alain Joubert a découvert le surréalisme en 1952 et, après sa rencontre avec André Breton trois ans plus tard, il participa aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969. C’est dans ce mouvement qu’il trouva le mieux à exprimer sa révolte et à lui donner tout son sens dans de multiples directions, littéraire, artistique, politique et autres. Il en a vécu les passions, les combats, les enthousiasmes et les querelles. Il a continué jusqu’aujourd’hui d’en porter l’esprit, faisant sienne cette nécessité d’une « refonte radicale de l’entendement humain » souhaitée par Breton. Alain Joubert nous a quittés le 23 avril dernier.
- Vu: 1581