Une folie utilement inutile ? - Journal de lecture du Don Quichotte en la Pléiade (5)
L’autodafé ne suffira point pour ceux qui craignent la folie de leur « bon ami », il faudra ajouter un conte à l’échelle de celle-ci et rejeter les fables dans leur monde de fables, les livres dans l’oubli de l’imaginaire. Non content de neutraliser le chevalier et de profiter de son sommeil pour brûler quelques livres (mais pas tous, il faut le souligner), le projet est de les faire disparaître, de les rendre inaccessibles, de les faire oublier. Une bibliothèque murée, le récit d’un enchanteur qui l’aurait fait disparaître et le tour serait joué ? La destruction n’est donc pas si puissante contre la fiction et la littérature qu’il faille encore inventer une nouvelle fiction, somme toute assez littéraire, pour la repousser au loin… Paradoxale défense qui fait adopter la menace comme arme, qui prétend utiliser le fléau même contre lui-même. Le récit et ses personnages ne cachent-ils pas en fait une impuissance vis à vis de cet objet qui décidément les dépasse. La fiction et l’imaginaire comme recours contre la fiction et l’imaginaire ! Voilà un paradoxe qui ne peut que réjouir les lecteurs que nous sommes.
Puis discrètement et paisiblement, posément et raisonnablement, comme s’il faisait mine de se ranger à la raison, Don Quichotte dit la nécessité des chevaliers errant en un temps où il n’ont plus cours. Le lecteur que je suis relève que Cervantès n’en dit pas beaucoup plus, mais peut-être que ce sont surtout les raisonnables du récit qui n’ont rien à lui opposer. Par fatigue, par timidité ou par crainte ?… ou par défaut d’arguments ? L’auteur nous dit que c’est stratégie de la part du curé, et le commentateur de l’œuvre de parler dans ses notes de dédoublement de la personnalité, accréditant de concert la thèse de la folie pure du personnage, d’une réelle pathologie, pas vraiment métaphorique ou littéraire. Voire… Il y a en tout cas une logique et de la raison dans cette folie-là, qui sait tout de même argumenter avec la raison raisonnable, sans forcément la convaincre, mais en jouant d’une certaine façon sur son terrain rationnel. Fort des progrès de la psychologie et de la psychiatrie depuis quatre siècles, le lecteur d’aujourd’hui peut se risquer à voir en Don Quichotte une sorte de maniaque bipolaire. Nous pouvons aussi le considérer comme ce que nous sommes nous-même un peu : lectrice ou lecteur qui voudrait qu’existe dans le monde ce qui existe en littérature, que la fiction soit parfois plus forte que le réel toujours trop décevant. Le chevalier errant qui jusque-là nous fait rire, nous séduisant aussi par sa fantaisie, sa fantasque illumination, ne pourrait-il pas aussi devenir inquiétant dans son radicalisme anachronique qui sait se déguiser et faire profil bas. Idéalisme, folie douce ou furieuse, dangereuse démence… ? Si l’on commence d’être inquiet, on peut se rassurer en relevant que sa force de persuasion est des plus faibles, quand bien même il sait menacer et tenter de s’imposer par la force de ses armes bricolées plus que par celle de ses idées. Son inefficacité nous rassure et nous fait rire. Son pathétique, que l’on peut commencer à percevoir, ne nous émeut pas encore. Mais voilà qu’il a trouvé un disciple… Qu’il est parvenu à embarquer dans son projet erratique le naïf et illettré Sancho. Dès lors, accompagné comme il se doit d’un digne écuyer, le chevalier lecteur s’apprête à rouvrir le livre de ses aventures et de sa quête. Après un repos silencieux et discret, nous reprendrons notre place à leurs côtés…
Marc Ossorguine
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