Une fille sans histoire, Tassadit Imache (par Yasmina Mahdi)
Une fille sans histoire, Tassadit Imache, éditions Hors d’atteinte, avril 2024, 128 pages, 17 €
La deuxième génération
Tassadit Imache, née en 1958 à Argenteuil d’une mère française et d’un père algérien, est l’autrice de 8 romans, dont Une fille sans histoire, publié en 1989 chez Calmann-Lévy et sélectionné pour le Goncourt du premier roman. Ce roman est republié ici chez Hors d’atteinte. Sa voix, jointe à celle de Mehdi Charef, est issue de la deuxième génération d’enfants d’immigrés. Phonation qui a émergé de descendants d’anciens colonisés, condamnés à l’obscurité, à l’effacement et à un destin douloureux. À ce sujet, Faïza Guène s’interroge : « Comment, avec de simples mots, pourrais-je réparer les dégâts commis par un exil douloureux, par votre indifférence et par son rêve brisé ? ».
Ce témoignage est aussi violent qu’un boomerang brûlant lancé à pleines mains. Les filles blessées des exilés algériens répondent par la littérature au silence de leurs pères respectifs (et également de leurs mères, citoyennes invisibilisées). Que reste-t-il de ces hommes, de ces pères de familles souvent nombreuses, de la réalité quotidienne de leurs corps malmenés et surexploités, de ces prisonniers de l’exploitation du capitalisme corporel ? La deuxième génération s’est souvent trouvée confrontée à la mort de ces travailleurs de l’ombre de la société française à des fins de non-recevoir ou à « la liquidation » de tous leurs droits, jusqu’à leur disparition totale de France et d’Algérie.
Les humbles morceaux de l’existence d’une petite famille de « Nanterre-sur-Béton » sont ranimés sans faux-semblants, extirpés de l’ombre du tombeau. Le regard et la mémoire de Lil ressuscitent une enfance lointaine – Lil, progéniture issue du couple mixte d’Huguette et d’Ali Azhar (homonyme de al-Azhar, la célèbre université islamique sunnite du Caire) –, l’existence dans un grenier d’enfants de « bicot », « et avec ça, des petites gueules blanches et des yeux bleus », en pleine guerre d’Algérie, au moment des couvre-feux, des ratonnades et des massacres de Charonne. Et c’est la fillette sur le qui-vive, Lil, qui rapporte les propos ignominieux et racistes des commerçants du cru.
La figure du père arabe est complexe, il est l’autre, le différent, l’hétérogène, et néanmoins le géniteur au sang commun. Il est de facto un être à part, un mythe qui génère le récit à vif de Tassadit Imache. La complicité et les rapports père immigré-fille se distinguent de la fréquentation père immigré-fils. La fille est transplantée dans un pays européen et chrétien où le statut des femmes est celui de la liberté, ce qui induit une relation ambiguë qui ne s’inscrit pas dans la tradition patriarcale arabo-musulmane de l’Algérie. Et de surcroît, pour une fille née d’une mère française lors d’un mariage contesté durant la période de la guerre d’indépendance de l’Algérie, apparue lors d’une alliance en proie aux rejets nauséabonds de la belle-famille maternelle. La famille Azhar est constituée du corps maternel parturient et épuisé d’Huguette, du corps paternel d’Ali mis à mal, des frêles corps enfantins et innocents des frères et sœurs, tandis qu’alentour les corps nord-africains arrêtés par la police sont torturés, l’un dont « le visage avait été écrasé par des coups de pied, le nez et des dents cassés, la bouche saignait », entièrement fracassé, gratuitement, par haine. L’invective ignoble, « Ces ratons se reproduisent plus vite que les souris », laissent imaginer l’ambiance générale des années 1960, induisant un racisme de base totalement décomplexé, assimilant des êtres humains à des nuisibles et des espèces polluantes…
L’exutoire du récit de Tassadit Imache, c’est le refoulé de la structure sociale, économique et morale française coloniale. L’autrice y sonde le paradoxe de la mixité, du métissage, par une écriture porteuse d’images contrastées, à partir des souvenirs d’une fillette prise en étau entre la misère du père, l’accablement de la mère et l’intolérance générale. Et c’est une fille sans histoire qui, dans son roman, en constitue plusieurs, à travers des personnages très dissemblables, dont nombre des survivants « de Vichy et la Gestapo », de rescapés des caves des CRS tortionnaires, ainsi que des oncles et cousins parqués dans « des baraquements (…) », des « cabanes » entourées de boue, aux portes fabriquées d’« un pan de tissu ». Au-delà des rancœurs du passé, le roman-mémoire de Tassadit Imache possède une force vitale récurrente, où l’admonestation est une preuve ontologique salutaire.
Yasmina Mahdi
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