Une femme en contre-jour, Gaëlle Josse (par Pierrette Epsztein)
Une femme en contre-jour, Gaëlle Josse, Éditions Noir sur Blanc, 2019, 160 pages, 14 €
Une silhouette de « vieille dame solitaire » est assise sur un banc. Elle se fond dans le paysage : « Jour blanc. Le froid entrave sa respiration comme si des glaçons s’insinuaient dans ses poumons à chaque inspiration ». Qui se préoccupe de sa présence ? Les passants passent indifférents pourtant ils la retrouvent chaque jour à la même place. « Elle est sortie malgré le froid qui enserre la ville dans son emprise… ». « Quelques fragments épars surnagent peut-être dans l’océan enténébré d’une mémoire oscillante, fugitivement embrasée, par instants, comme le faisceau d’un phare à éclat ». Ainsi démarre l’histoire passionnante dans laquelle Gaëlle Josse embarque son lecteur dans une étrange pérégrination à travers la vie d’un personnage énigmatique.
Gaëlle Josse s’empare d’une destinée devenue célèbre pour en faire l’objet d’un biographe éminemment littéraire, Une femme en contre-jour. Par le plus grand des hasards, un agent immobilier découvre un jour le travail d’une photographe dans un garde-meuble. Résoudre l’énigme de la personne qui a amassé une quantité innombrable de clichés, de négatifs, non développés, devient une véritable obsession pour cet homme qui espère avoir découvert un trésor et devenir riche et célèbre. Mais l’aventure prendra un tour imprévu. « Entrer dans une intimité, c’est brasser des ténèbres, déranger des ombres, convoquer des fantômes… ». Il ne sera pas le seul. Un historien s’intéressera de près à cette histoire. L’entreprise s’avérera longue et pleine d’embûches.
Gaëlle Josse, tel Sherlock Holmes, s’acharne avec sa loupe à suivre le trajet de cette épopée et remonte à rebours la piste du récit de la vie de cette femme depuis sa fin après une chute jusqu’à son entrée dans la vie. Avec minutie, elle va retracer un parcours semé d’écueils d’un personnage fantomatique, d’un œil. Elle va dévoiler ce qui fut une errance continue d’un village des Hautes-Alpes que mère et fille quitteront pour échapper à l’opprobre à New York où elles se poseront quelque temps, accueillies par la communauté des exilés avec cette solidarité incognito : « On loge, on nous nourrit, on conseille, on présente à un employeur, on enseigne les premiers mots d’anglais, les manières de faire, les bizarreries, ce qu’il faut éviter, on prête un peu d’argent ». Leur réalité sera composée d’allers-retours, suivant en ceci les rêves frivoles, les inconstances et les déboires d’une mère. Toute sa vie, Vivian Maier, car c’est d’elle dont il s’agit, tentera de réparer les fractures de son enfance. En bifurquant, elle s’accomplira dans un envol personnel et se réservera des îlots singuliers. Malgré quelques instants heureux, toute son existence persistera en elle un refus obstiné de saisir toute chance. À chaque fois que les circonstances lui auraient permis de dévoiler son talent à travers des rencontres, elle s’esquivera. Elle choisira de rester une femme de l’ombre, de servir les autres. Elle-même ne se mariera jamais, ne fondera jamais une famille. Elle adoptera une attitude de dépassement des limites, de transgression, de démesure, du tout et du rien. Elle refusera toutes les opportunités que la vie lui offrait. Les photographies des personnages qu’elle choisit d’épingler la sauveront : « Nous sommes dans un réel saisi de face, de front, sans embellissement aucun », du désespoir : « Une dérisoire résistance contre le néant ».
Dans ses multiples déambulations, elle s’accrochera à son appareil photographique qui lui servira à s’affirmer. Elle refusera les rêves de grandeur de sa mère. Elle se délivrera de son emprise et acceptera de voir la réalité avec lucidité. Elle mènera une vie simple et dure en devenant gouvernante et s’occupera d’enfants de familles aisées. Sa seule passion sera son appareil photographique qu’elle portera contre son corps comme un trophée et qu’elle n’abandonnera que lorsque « ses doigts raides, engourdis, ne presseront plus jamais le déclencheur, ses yeux fatigués ne feront plus la mise au point, ils ne chercheront plus le cadrage, la composition, l’éclairage, le sujet, le détail, l’instant parfait qu’il faut saisir avant qu’il ne disparaisse ». Lorsque, à sa grande surprise, elle héritera d’une maison familiale, elle se battra avec obstination contre sa famille pour l’acquérir, non pour s’y installer mais pour dépenser tout ce bien en s’offrant un nouvel appareil et en découvrant d’autres pays, d’autres visages, d’autres façons d’agir. Toutefois, elle emportera dans ses bagages quelques clichés de son pays d’origine qu’on retrouvera après son décès.
Durant toute son existence, elle s’imposera une stricte discipline, à laquelle elle contraindra aussi les enfants qu’on lui confie. Chaque jour, elle part en promenade au hasard. Elle ne choisit pas à l’avance où ses pas la conduiront. Chaque jour, elle improvise. Elle déambule à l’instinct et s’arrête un instant quand son regard est pris d’assaut par une silhouette. Elle entraînera ceux-ci dans des lieux insolites, marginaux, parfois même risqués. Cela lui vaudra la fureur de certaines familles qui la congédieront sans ménagement. Jamais elle ne contestera leurs décisions. Elle partira sans reproche et sans regret. Elle s’installera ailleurs et poursuivra la seule obsession qui la mène : recueillir sans cesse avec son œil aiguisé des personnalités hors du commun. D’autres se loueront de ses services au point que les fils de l’une d’elles ne l’oublieront jamais et l’aideront à survivre jusqu’à sa mort en payant son loyer dans un humble appartement qu’elle ne cherchera aucunement à embellir mais juste à y dormir et à y stocker dans des cartons, jusqu’au débordement, ce à quoi elle s’est consacrée, sa passion, ses photographies, dont beaucoup ne seront jamais développées de son vivant faute de moyens. La salle de bain lui sert de chambre noire, c’est là qu’elle développe ses négatifs. Ne peut-on penser qu’elle manifestait ainsi une crainte sourde du vide ? Et qu’elle voulait garder ce trésor, son unique bien pour elle seule.
Sa vie fut une ascèse, une errance, une trajectoire chaotique constituée de chemins de traverse épineux et broussailleux, divisée qu’elle est entre force et fragilité. Son obsession fut de traquer sans cesse les gens de peu, les ravagés, les bouleversés, les fracassés, les accablés, les souffrants, les marginaux, les oubliés, les empêchés, les exclus du rêve américain y compris dans des lieux dangereux de Chicago. Elle recherche « Le terrible, le tendre, le drôle, l’insolite. Le vrai. Le presque rien qui révèle un destin ». À travers eux, ne cherchait-elle pas, sans cesse, à poursuivre un fragment de sa propre réalité, à sonder sa lignée, à en arracher les empreintes et les cicatrices ? Les hommes, en a-t-elle jamais aimé un seul ou les déboires de sa mère l’ont-elle à tout jamais dégoûtée de cette possibilité ? Guérit-on jamais de son enfance ? Son allure masculine, ses vêtements amples, sans forme, sans couleur autre que le gris, lui permettaient de masquer toute féminité et d’éloigner d’elle toute la gente masculine. Une course folle marquée par des changements de territoire, de départ au large. Elle a payé le prix fort pour conserver sa liberté. Son échec de son vivant fût-il voulu ou imposé à cette femme déchirée ? Était-elle seulement consciente de sa valeur ? On pourrait en douter mais on pourrait tout aussi bien penser le contraire puisqu’elle a tenu à laisser trace et quand elle n’avait pas les moyens de faire développer ses photos, elle conservait même les négatifs.
Tentons déjà de cerner quelles stratégies d’écriture Gaëlle Josse va utiliser pour nous captiver et pour dépasser la fréquente sècheresse d’une biographie. Pour donner une présence à son héroïne et nous rendre palpables ses pérégrinations elle va, en premier, construire une ossature très structurée dans un compte à rebours déambulant, sans transition, du présent immédiat au passé le plus lointain, de la vieillesse à l’enfance. Ensuite, son dessein est de chercher, avec obstination, le mot juste, l’image la plus précise, la comparaison la plus pertinente. Elle utilise toutes les subtilités de la stylistique, toute la diversité du lexique. Elle n’hésite pas à jouer des variations, des répétitions, des accumulations, des enfilades de verbes, de substantifs et de qualifiants pour approcher au plus près l’éprouvé. Elle s’adonne avec une appétence de gourmet à un travail obstiné sur la langue. Elle s’approprie sans hésitation tout le vocabulaire de la photographie. D’ailleurs le récit nous apparaît comme un film en noir et blanc avec toutes les nuances de gris, seules quelques couleurs trouent la noirceur, des photos, des vidéos en couleurs, le bleu du ciel, le vert du parc. Elle varie les pronoms passant du « elle » au « nous » en prenant le lecteur à partie, au « on » qui désigne le collectif, l’anonymat, mais aussi la solidarité. Pour terminer par le « je » où l’auteure se met elle-même en scène. Elle varie le rythme, passant de phrases où les mots s’enfilent en ribambelle, à certaines limitées à deux mots et parfois juste un seul lui suffit. Elle ne se prive ni de l’exclamation, ni de superlatifs, ni d’éclats poétiques.
L’exigence d’honnêteté de Gaëlle Josse l’oblige à se questionner sans relâche, c’est pourquoi le récit est constellé d’interrogations. Elle cherche à tout prix à comprendre son personnage de l’intérieur, à commenter chacune de ses affirmations, à se contraindre sans cesse à ne pas déborder, à ne pas excéder son modèle. Son propos se limite à approcher au plus près de la vérité d’une personnalité féminine très en avance sur son temps. Comme Vivian Maier, Gaëlle Josse est hantée par le goût du détail, de la précision qu’elle transpose dans son écriture. Elle utilise l’antithèse, le paradoxe, le contraste et même la dissonance parfois. Rien ne la limite. Dans son récit on peut déceler une hésitation subtile entre rejet pour certaines outrances et reconnaissance pour l’originalité de son modèle. Mais ce qui, sans conteste, prévaut, c’est la tendresse, la sensibilité, la bienveillance, l’empathie pour un destin hors norme dont elle met à nu la vulnérabilité. L’Histoire n’est pas absente. Pour resituer son personnage dans son époque, elle évoque quelques dates importantes. Elle va encore plus loin en rapprochant Vivian Meir d’autres artistes au destin tragique et devenus célèbres à titre posthume.
Chez cette auteure, jamais on ne peut discerner l’ombre du mépris, du sordide ou du ressentiment malgré la dureté de certaines scènes. Jamais de jugement péremptoire, juste une observation à la loupe. Parfois, on entend même une pointe d’humour salvateur surtout en ce qui concerne les personnages secondaires et le milieu artificiel qui ont jalonné la vie de la photographe. Et on perçoit très bien, dans le rythme que l’écrivaine adopte, la monotonie du défilé de jours. Gaëlle Josse s’accroche à traquer chaque instant de la vie de Vivian Maier dans sa période méconnue. C’est comme si le lecteur entretenait un dialogue imaginaire avec l’inattendu, avec le contradictoire et c’est pourquoi c’est jubilatoire. La disparition de cette femme, engagée, militante socialiste, dans la solitude et l’anonymat, ne peut que nous interroger. Sa mort a été comme un pied de nez fait à ses choix et a arbitré pour elle. Elle a été accréditée d’une gloire posthume qui s’est imposée au niveau mondial. Quelle dérision !
Comme l’auteur, nous ne pouvons que nous interroger. Qu’est-ce qui a pu pousser cette femme, qui connaîtra une considérable gloire posthume internationale et pérenne, à choisir la disparition, l’effacement le silence et l’oubli ? Peur de l’incompréhension ? Destinée d’une inconsolée ? À son époque, le droit à l’image n’existait pas, elle pouvait donc rapter des attitudes, des visages, des postures en toute impunité. Et rien ne l’arrêtait. Sa modestie, la pauvreté apparente de ses moyens, son absence de souffle lyrique, ne l’auraient pas habituée au fracas de la célébrité. Qui a eu l’intuition de conserver ce trésor d’innombrables cartons d’une inconnue dans un garde-meuble où ils s’entassaient ? Mais ne poursuivront pas l’enquête à la place de l’auteure. Il y a déjà assez d’ouvrages qui on fait de Vivian Maier une célébrité et l’ont mise à nu, elle, la femme de l’ombre. Ce que Gaëlle Josse nous offre avec brio est encore sujet à bien des mystères que nous ne chercherons pas à élucider. Par ce récit, cependant, l’auteure éveille notre curiosité et nous invite à nous replonger dans l’œuvre de cette artiste en regardant ses travaux avec un regard neuf ainsi que les documentaires et le site qui lui sont consacrés.
« Il ne faut pas briller, mais luire. Les images les plus faibles ont la résonance la plus longue. Celles qui flashent durent leur éclair, pas davantage », énonce Antoine Emaz dans le recueil Cambouis (Seuil, 2009). Notre époque, où l’exhibitionnisme triomphe, où la célébrité l’emporte sur le sens des convenances et de la discrétion, où liberté devient synonyme de licence, où la réussite réside dans l’accumulation de biens matériels, Gaëlle Josse nous propose, avec cette enquête, une toute autre vision de ce que veut dire l’épaisseur d’une vie, la fragilité des êtres. En fait, sans nullement se poser en donneuse de leçon, c’est une éthique qu’elle nous expose. Chaque livre est un voyage. « Un roman ne se vend pas, il propose », écrit Lola Lafon, dans son dernier livre Quand tu écouteras cette chanson. Nous pourrions attribuer la même remarque à propos du projet que s’est fixé Gaëlle Josse.
Pierrette Epsztein
Gaëlle Josse, née en 1960, est une femme de lettres française, et vit en région parisienne. Après des études de droit, de journalisme, de psychologie et quelques années passées en Nouvelle-Calédonie, elle se consacre à l’écriture. Elle organise des ateliers d’écoute musicale et d’écriture, pour adultes et adolescents. Le 12 juillet 2013, elle est nommée au grade de Chevalier dans l’Ordre National de la Légion d’honneur au titre de : « auteure, romancière, poète ; 37 ans de services ».
Bibliographie sélective : Les heures silencieuses, Éd. Autrement, 2011 (qui a obtenu plusieurs prix notamment le Prix Lavinal, Prix Peindre en Provence, Prix du Marais, finaliste du Prix Orange 2011) ; Nos vies désaccordées, Éd. Autrement, 2012 (Prix Alain-Fournier 2013, Prix national de l’Audiolecture 2013) ; Noces de neige, Éd. Autrement, 2013 ; L’Ombre de nos nuits, Éd. Noir sur Blanc, 2016 (Prix du livre France Bleu Page des libraires 2016) ; Une longue impatience, Éd. Noir sur Blanc, 2018 ; La nuit des pères, Éd. Noir sur Blanc, 2021 ; Ce matin-là, Éd. Noir sur Blanc, août 2022.
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