Une étrange histoire d'amour, Luigi Guarnieri
Une étrange histoire d’amour. trad. italien Marguerite Pozzoli. mai 2012. 220 p. 21,80 €
Ecrivain(s): Luigi Guarnieri Edition: Actes SudSi vous aimez les vents et marées du grand romantisme, voici un roman, de haute tenue, qui va vous embarquer loin des bonaces !
Le thème pourrait tromper cependant. Les trois héros de cette histoire forment un très classique trio amoureux. Un couple marié, un jeune amant éperdu d’amour pour l’épouse. Mais quand vous saurez les noms des protagonistes vous commencerez à vous douter de la vague tumultueuse qui va s’écraser. Le jeune homme s’appelle Johannes Brahms. Le couple c’est Robert et Clara Schumann.
Le jeune « Hannes », éperdu – tout d’abord – d’admiration pour son maître spirituel, se présente un jour de septembre 1853 au domicile des Schumann. S’en suivra une relation passionnelle incandescente et – nous sommes en pleine époque romantique – destructrice. Maître/élève d’abord, avec les oscillations consubstantielles inscrites dans ce couple de forces : admiration, respect, amour « paternel » et « filial », jalousies, haine. Un déferlement ravageur, qui va emmener les deux hommes dans ses eaux tumultueuses. Et puis, bien sûr, l’amour foudroyant du jeune Johannes pour la belle, l’intelligente, la « royale » Clara Schumann. Elle est alors la pianiste la plus connue dans le monde, adulée, ovationnée, demandée partout et par tous.
Luigi Guarnieri écrit un roman « épistolaire posthume ». Le livre tout entier est une lettre que Johannes Brahms adresse à Clara Schumann après les funérailles de sa bien-aimée. Lettre qui a pour objet de revisiter leur histoire, depuis son début. Etrange (c’est le titre du livre …) situation narrative, où le locuteur s’adresse à une morte – et par ricochet à un mort car Robert Schumann est décédé depuis longtemps – pour lui dire sa version de leur histoire. Histoire terrible, on l’a dit, et qui, à la manière de Melville dans Moby Dick, commence par une sombre prophétie du père de Clara à sa fille quand elle l’informe de sa volonté d’épouser Robert :
« « M. Schumann n’était qu’un pauvre fou indigent, qui dirigeait une revue musicale que personne, ou presque, ne lisait. Un individu désagréable, et, qui plus est, strabique (…) Il composait des musiques cacophoniques et dissonantes, qu’aucun pianiste ne réussissait à exécuter, que personne au monde ne comprenait ni n’appréciait, que tous écoutaient avec incrédulité »
Sombre. Mais qui s’avèrera juste.
Car au sein du trio on découvre vite que dans le maelström qui les brisera tous une figure domine. Celle de Robert Schumann. Mais une figure effroyable, la figure de la folie. On pense irrésistiblement à Maupassant et à sa fascination pour les séances de la Salpétrière avec les patients du Dr Charcot. Au Horla. A la maladie finale.
Luigi Guarnieri va nous faire suivre Schumann dans son enfer. Depuis l’enfermement jusqu’au terme fatal deux ans plus tard.
« Deux infirmiers musclés ont fait irruption dans la pièce. Ils se sont précipités sur Robert, lui ont immobilisé les poignets avec des menottes et l’ont traîné comme un sac jusqu’au fiacre. »
…
« Puis Robert s’est blotti dans le coin le plus reculé de la chambre. Il râlait, se contorsionnait, un tremblement incontrôlable lui déformait le visage. Il écumait de rage, les yeux renversés dans leurs orbites. Il hurlait comme un possédé, comme si une lame invisible lui déchirait le corps. Menaces, jurons, insultes. »
Pendant ces deux années affreuses pour Robert, Johannes et Clara vont s’aimer. D’un amour fou, sulfureux, impossible. Romantique en un mot.
« J’ai promis, j’ai juré. Pour toujours, jamais. Tu avais le visage empourpré, la poitrine haletante, les lèvres gonflées. Je respirais avec peine, mes yeux brillaient. Je tremblais comme un enfant. J’ai pris tes mains entre les miennes, et j’ai essayé de retenir les larmes qui me montaient déjà aux yeux. »
Johannes va même devenir une sorte de père de substitution pour les enfants Schumann qui l’adorent. Une sorte de période idyllique, en parfaite opposition avec le cauchemar psychiatrique du père réel.
Ce couple de forces enfer/paradis organise la structure entière du livre. A la mort de Robert au terme de son calvaire, étrangement, ou plutôt inévitablement, le couple Clara-Johannes va brutalement – et violemment – se déchirer ! Comme si leur amour n’avait eu d’autre ciment que l’ombre du mari, du maître de musique. Comme si l’horreur de Robert servait de contrepoint à la « mélodie du bonheur ».
Avec en point d’orgue cette question lancinante qui a hanté le trio et qui nous hante :
« Et j’ai eu de nouveau la sensation glaçante que Robert était parfaitement sain d’esprit. Qu’il allait très bien, qu’il n’était absolument pas fou. Qu’il était, au contraire, le moins fou de nous trois. »
Léon-Marc Levy
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