Une écharde dans la chair, Réginald Gaillard (par Didier Ayres)
Une écharde dans la chair, Réginald Gaillard, éditions de Corlevour, décembre 2024, 135 pages, 18 €
Témoignage de la perte
Quel sujet difficile que celui de la transcription poétique de la perte d’un être cher (je le sais, ayant perdu à 20 ans d’intervalle deux de mes sœurs, ce qui m’a poussé davantage vers l’écriture poétique). Le recueil de Réginald Gaillard parvient à dresser non pas tout à fait une élégie pathétique, mais un chant de désespoir et de manque. Celle qui a disparu, malgré tout a été une chair aimante, un corps que le souvenir garde en lui-même comme une trace indélébile. Du reste, le poème rend compte de cette corporalité – et encore celle du poète. Ce dernier s’appuie sur une tache violente, intraduisible, je veux dire la mort.
Le texte est sans cesse rôdant sur le seuil de la vie, voyant dans la personne morte celle d’une aimée, y compris dans sa présence sexuelle, l’odeur de cyprine, des jambes qui s’entrouvrent. C’est pour cela que ces poèmes débordent de simples élégies, confiants dans l’anamnèse physique de celle qui est perdue. La mort reste chair.
Pour mieux en venir à mon sentiment de lecteur, j’ai noté quelques épithètes que je transcris ici sans hiérarchie de signification : amour et psychologie ; interrogation du présent ; aller vers l’effacement ; décrire la perte ; redonner vie à une défunte ; un poème où le temps se replie. J’écris cela car il faut souligner que le texte n’est pas univoque, il cherche dans la pluralité des figures une réponse susceptible de couvrir cet événement atroce, la disparition de l’Aimée.
Le regard imagine une terre espérée,
elle pourrait être une phrase,
– ou, mieux, un vers, un seul vers
qui tiendrait, en suspens, entre nos lèvres.
Ou
Rien ne meurt tout à fait
quand pour compagnes on choisit
beauté, éternité, fidélité à ce qui,
majestueux, nous dépasse et respire.
Nous nous enfonçons avec le poète, nous plongeons dans un au-delà de la matière justement en partageant la signification de cette matière. Vivre est mouvement dont le dernier est mourir, verbe intransitif qui ébauche le projet littéraire en projet de vie, là à la vie organique. C’est l’organicité qui est traitée en creux, qui se trouve dans les sanies du corps, conduisant à davantage de vérité, car seule la mort est sans illusion. Le poème obéit à deux injonctions : mourir et écrire le mourir. Ou pourrait utiliser un titre connu de Christian Bobin, La Part manquante.
Ne va pas si vite…
je ne suis pas pressé,
j’ai tout mon temps,
même s’il m’est compté,
que je ne sais ni le jour
ni l’heure du grand enlèvement.
Pourquoi aller si vite ?
Je t’écrirai une ode à la lenteur,
un éloge de la contemplation.
Hâte-toi ! mais lentement,
car il n’est plus temps, la nuit vient.
Le poème ici est art de la mémoire, scrutant dans le souvenir le récit de ce qui manque, de tout ce qui est bizarrement présent dans l’absence, dans l’effacement d’un être que combattent la cantilène et le chant funèbre (de ce fait, puisque j’évoquais mes mortes, ces instants de désespoir, de larmes et d’angoisse, provoquent une étrange lucidité presque agressive).
La mort est le revers de la vie, comme l’amour est le revers du poème. Le poème aide à l’effacement par l’afflux de langage poétique, curieusement, écrire efface. Et ce recueil est de cette espèce, tournant autour des cendres, de la poussière, du feu, de la brûlure, de l’écobuage, du brûlis, de la nuit et sa fermentation, les simples restes de la femme chérie contribuent au travail d’annulation alors que dans le même temps, c’est l’épigraphie qui est espérée. Le poème est ce qui fut et ce qui est.
Didier Ayres
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