« Une douce langueur m’ôte le sentiment » : sur un sonnet de Madame de Villedieu (par Patrick Abraham)
En travaillant avec mes élèves sur la poésie baroque, un poème de Madame de Villedieu, que l’on appelle aussi Mademoiselle Desjardins, m’est tombé sous les yeux.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le nom de Madame de Villedieu, morte en 1683 à quarante-trois ans, à l’inverse de celui de Madame de Duras, inspiratrice de Stendhal et d’Astolphe de Custine avec Olivier et Le Moine du Saint-Bernard, redécouverte ces dernières années, demeure obscur pour nos contemporains et qu’elle n’a guère retenu l’attention des spécialistes ni des curieux malgré la thèse déjà ancienne de Micheline Cuénin (Roman et société sous Louis XIV, Madame de Villedieu, Honoré Champion, 1979) et quelques études universitaires (un colloque a eu lieu à son sujet à Lyon en octobre 2008 : « Madame de Villedieu et le théâtre »). À ma connaissance, aucune de ses œuvres n’est disponible dans nos librairies et il faut sur rendre sur le site qui lui est consacré depuis 2007 par les éditions Champion pour constater que sa production n’est pas aussi mince qu’on pourrait le penser et qu’elle a été également dramaturge (Nitétis, 1664 ;
Le Favori, 1665), romancière (Carmente, histoire grecque, 1668) et nouvelliste (Annales galantes, 1670 ; Les Désordres de l’amour, 1675). Les deux anthologies de la poésie baroque dont je dispose, celle de Jean Rousset (José Corti, 1988) comme celle de Jean Serroy (Imprimerie nationale, 1999), l’ignorent.
Le poème en question s’intitule « Jouissance », et ce titre annonce son contenu – et son audace. Il a été publié par le libraire Claude Barbin, avec un choix de lettres, dans le Recueil de poésies de Mademoiselle Desjardins en 1662 alors que la jeune femme n’avait que vingt-deux ans. C’est un sonnet régulier en alexandrins aux rimes embrassées puis plates et suivies. Dans les quatrains, la poétesse, en le rebaptisant « Tircis » selon la mode précieuse de l’époque, s’adresse à son amant, Antoine Boësset, sieur de Villedieu, qui sera tué au siège de Lille en août 1667 et qu’elle n’épousera jamais, fils d’un autre Antoine Boësset, compositeur et surintendant de la musique de Louis XIII. Dans les tercets, elle interpelle les « faibles esprits » que son impudeur pourrait effaroucher.
Le lexique de l’emportement passionnel est en effet omniprésent au fil des strophes (« dans tes bras, j’ai demeuré pâmée » ; « je cède aux transports dont mon âme est charmée » ; « Ta flamme et ton respect m’ont enfin désarmée » ; « Dans nos embrassements, je mets tout mon bonheur » ; « je ne connais plus de vertu, ni d’honneur, etc. »). Nous sommes loin de la retenue classique et de La Princesse de Clèves (1678) même si le vocabulaire reste à peu près chaste. Madame de Villedieu aime « Tircis » et surtout elle aime à en perdre la tête ce qu’il lui fait et ce qu’ils font ensemble – et l’on devine qu’ils ne se sont pas arrêtés à l’étape de l’aimable galanterie. L’ardeur amoureuse légitimant tous les écarts, les jugements publics l’indiffèrent. L’imprudence serait pour elle de garder prudence.
On saisit maintenant qui sont les « faibles esprits » qui méprisent « les plaisirs les plus doux que l’on goûte ici-bas ». Ne ricanons pas : ils sont encore nombreux de nos jours, bien plus nombreux qu’il y a trente ans, plus facilement scandalisés et plus puissants, prompts à punir les adorateurs des corps.
« Jouissance » a suscité en moi une double réflexion :
1) Le poème de Madame de Villedieu souligne l’erreur des néo-féministes obsédées par la « domination » et l’impasse où elles s’enferment en voulant à toute force interdire l’expression du désir masculin dès qu’elle le juge offensant alors que la vraie libération, pour les femmes, quitte à être offensantes à leur tour, serait d’inventer et d’inventorier, parallèlement à l’imagerie et à la fantasmagorie masculines, leur propre imagerie et fantasmagorie.
(2) Ce sonnet a éveillé des souvenirs récents. J’étais à Khajuraho, dans le Madhya Pradesh. Les temples de Khajuraho sont fameux pour leurs mithunas, leurs frises érotiques. On dira avec raison que les visées de Madame de Villedieu et des sculpteurs de l’Inde médiévale ne se recoupent pas. Madame de Villedieu ne sacralise pas son amant. Il n’est pas pour elle un dieu mais un homme qui la fait jouir, et l’on suppose qu’il en possédait les moyens (Mademoiselle Desjardins avait dix-huit ans lors de leur rencontre et Antoine Boësset vingt-trois). Elle est plus proche des libertins de son siècle, de la Religieuse portugaise (mais une Mariane Alcoforado qui se serait échappée du couvent de Beja pour rejoindre coûte que coûte son officier français), de Catherine Pozzi (mais une Catherine Pozzi brûlante) ou de la magnifique Joyce Mansour que de Thérèse d’Avila. Elle aime le plaisir et elle aime aimer et être aimée sans la moindre justification religieuse.
Les artistes des temples de Khajurao, de Belur ou de Bhubaneshwar, eux, en accord avec certaines traditions tantriques, célèbrent l’union charnelle dans toutes les positions possibles pour préfigurer l’union avec le Divin, but suprême de la réalisation spirituelle. La pornographie, mot adéquat, ne se réduit pas à elle-même : c’est une porte ouverte sur le monde suprahumain où toutes les contradictions s’abolissent. Les apsaras déhanchées des mithunas ne sont pas de simples jeunes filles mais des nymphes célestes et une scène de fellation, une danse ithyphallique ou un accouplement « contre-nature », par exemple, signifient davantage qu’ils ne montrent. Je renvoie aux livres d’Alain Daniélou et en particulier à L’Érotisme divinisé (Buchet-Chastel, 1962 ; Le Rocher, 2002).
Qu’on se rassure : les conquérants islamiques et les colonisateurs chrétiens ont mis bon ordre à ces usages dépravés, et l’Inde moderne où un bout de sein aperçu dans un film déclenche des émeutes n’a rien à envier, je l’ai expérimenté, dans les relations à la « sexualité », à la névrose monothéiste et à son héritière, l’hystérie annulative. Les invasions des barbares d’Occident furent bien, pour le sous-continent, une catastrophe. Qu’on se remémore la destruction de la ville de Vijayanagar (aujourd’hui Hampi) par les armées des sultans du Dekkan en 1665, les bûchers de l’Inquisition à Goa et l’écrasement de la révolte des Cipayes par les Anglais en 1857 (année de la parution des Fleurs du mal, en juin, et de Madame Bovary, en décembre).
L’analogie cependant n’est pas si absurde. Chez Madame de Villedieu comme à Khajuraho, les morales culpabilisatrices et inhibitrices qui resurgissent de partout en aboyant se taisent et selon la belle formule de Chamfort l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes se trouvent glorifiés.
Si l’on n’a pas l’opportunité d’un voyage en Inde, qu’on lise donc Marie-Catherine de Villedieu.
Patrick Abraham
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