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Une Chose sérieuse, Gaëlle Obiégly (par Nathalie de Courson)

Ecrit par Nathalie de Courson 24.01.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Verticales, Roman

Une Chose sérieuse, janvier 2019, 187 pages, 17 €

Ecrivain(s): Gaelle Obiégly Edition: Verticales

Une Chose sérieuse, Gaëlle Obiégly (par Nathalie de Courson)

 

« Si je compose un roman avec des personnages, un personnage principal, une intrigue, un sujet, je n’écris plus », dit Gaëlle Obiégly dans son livre précédent, N’être personne.

Serait-elle revenue en arrière avec Une Chose sérieuse ? Les dix premières pages nous présentent un narrateur distinct de l’auteur, Daniel, dont le travail sous contrat consiste à rédiger les mémoires d’un autre personnage principal, une femme puissante et manipulatrice nommée Chambray. Cette femme dirige, dans un lieu appelé « L’ermitage », une communauté qu’elle entraîne à survivre à une imminente catastrophe. Daniel affirme que Chambray lui a implanté dans le cerveau une puce électronique destinée à rendre plus performantes ses facultés cognitives. Ces éléments d’exposition pourraient nous faire croire que nous entrons dans un récit avec une « intrigue » et un « sujet » de science-fiction, une fable entre utopie et dystopie : « Puisque la révolution, ça ne marche plus, on a renoncé, la perspective à présent c’est la catastrophe ». Chambray imagine une humanité nouvelle qui sera composée de son cercle de survivants. Mais les tares humaines ont toutes les chances de s’y reproduire car, dit Daniel, « la catastrophe, elle n’est pas devant nous, tu sais. On y est. Et c’est nous autres, la catastrophe ».

Cette remarque est empreinte d’une gravité dépourvue de prédiction spectaculaire : pas de guerre nucléaire à l’horizon, pas d’apocalypse lourde, le mal est déjà là, nous sommes les artisans de notre anéantissement. Mais ceci n’est qu’un des « sujets », apparent ou réel – on ne sait jamais très bien avec Obiégly – et on aurait tort de chercher un message philosophique ou moral à ce livre plus descriptif ou introspectif qu’argumentatif. C’est la parole solitaire d’un être qui est à peine un personnage et dont les obsessions rejoignent celles que l’auteur développe dans le reste de son œuvre si l’on en juge par l’éventail des thèmes traités : le handicap mental, une sexualité onaniste ou prédatrice, la métamorphose des lieux et des êtres, le vertige du néant, l’alternance d’épiphanies et de chutes libres. Daniel est un autiste surdoué, délirant, tantôt « escargot à l’orée de sa coquille » comme le William du très beau roman Gens de Beauce, tantôt explosif et violent, abritant une bête en lui comme certains personnages du livre Mon Prochain. Scribe et esclave sexuel d’une Donatienne Chambray au prénom sadien, il est par ailleurs amoureux d’une Jenny imaginaire et semi-animale qui chante et l’enchante. La matière du livre est celle du carnet clandestin dans lequel ce demi-fou déverse son flux de pensée, notamment aux toilettes où les effets de sa puce électronique lui semblent moins puissants. Comme dans N’être personne qui se déroule intégralement dans les wc d’une entreprise, le narrateur a besoin de petits coins clandestins pour formuler « les événements muets qui circulent dans l’esprit » et pour mettre au jour son univers sensoriel et imaginaire fait « de jouissance et de terreur ». Les phrases simples et nerveuses, riches en images fulgurantes, se succèdent presque toujours au présent de l’indicatif, dans une chronologie sciemment erratique, par associations thématiques bondissantes et saugrenues. « Il est dans mon caractère de passer du coq à l’âne et de ne pas poser les bonnes questions aux bonnes personnes », disait une narratrice de Mon Prochain. Cette indocilité caractérise aussi Une Chose sérieuse. Il est significatif que l’image de couverture représente une cervelle appartenant à la série de l’artiste Pierre Weiss Territoires compressés, car les phrases du livre forment une matière textuelle à la fois organique et impalpable, comme un cerveau humain avec ses circonvolutions et les pensées qu’elles renferment :

Mon livre ruminé, il a tout d’un cerveau. Le cerveau m’intimide. Il y a beaucoup de choses, dedans, rien de tangible, ce sont des images, des impressions, des phrases, des moments, des faits coordonnés par le langage. Mais le cerveau n’arrête pas de tout reconfigurer. Il est aussi labile que le ciel de la fin d’août. Je parle du mien, qui est drôlement changeant. Il est souple, mon instrument, il est liquide, et il durcit à la moindre occasion. Lunatique et plein de nécessités, comme le temps qu’il fait.

Deux mondes coexistent de plus en plus nettement dans le livre : le monde de Chambray qui est celui du projet, du fonctionnement, où les productions du cerveau sont programmées et les capacités rédactionnelles contrôlées, et un monde instable que l’auteur partage avec son narrateur, où les pensées sautillent, s’échevèlent, et où écrire c’est « penser à même l’expérience », « être emporté par l’aventure ». Si on peut voir se profiler dans cette prose les ombres tutélaires de Robert Walser (« un écrivain que j’admire », dit-elle ailleurs), et du Pirandello de Un, personne et cent mille, Obiégly ne ressemble à personne :

Ce livre est comme un chien que j’ai rencontré une fois. Il y a des frissons, dedans, c’est labyrinthique apparemment et infini comme dans un chien. Il y a des races chez ces animaux qui, de chiens de combat, évoluent vers chiens de compagnie. C’est un peu mon parcours.

Les chiens sont souvent fatigants, voire inquiétants, et le lecteur d’Obiégly, porté par l’énergie de ses drôles d’images et de son drôle de rythme, a le sentiment d’être entraîné dans une aventure que des vétilleux jugeront confuse mais que les amateurs d’écrivains intrépides trouveront tout à fait vivifiante.

 

Nathalie de Courson

 


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A propos de l'écrivain

Gaelle Obiégly

 

Gaëlle Obiégly,  née en 1971  à Chartres, a grandi en Beauce et vécu quelques années à New-York. Elle est l’auteure de neuf fictions : Petite figurine en biscuit qui tourne d’elle-même dans sa boîte à musique (L’Arpenteur, Gallimard 2000), Le Vingt et un août (L’Arpenteur, 2002), Gens de Beauce (L’Arpenteur, 2003), Faune (L’Arpenteur, 2005), La Nature (L’Arpenteur, 2005), Petit éloge de la jalousie (Folio 2€, 2007), Le Musée des valeurs sentimentales (Verticales, 2011), Mon Prochain (Verticales, 2013), N’être personne (Verticales, 2017). Elle collabore occasionnellement à des revues, notamment L’Impossible et Chronique purple, et a été pensionnaire à la villa Médicis en 2014-2015.

 

 

 

A propos du rédacteur

Nathalie de Courson

 

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Nathalie de Courson, enfance et adolescence à Madrid, agrégation de Lettres, doctorat de Littérature française, enseignement (beaucoup). Publications : Nathalie SarrauteLa Peau de maman (L’Harmattan) ; Eclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin) ; articles dans les revues Poétique, Equinoxes, La Cause littéraire ; traductions de l’espagnol, dont, en 2017, le roman (traduit du castillan et de l’aragonais) Où allons-nous d’Ana Tena Puy (La Ramonda/Gara d’Edizions).

Auteur d’un blog http://patte-de-mouette.fr/