Une ceinture de feuilles, Patrick White
Une ceinture de feuilles (A fringe of leaves), traduit de l’anglais (Australie) par Jean Lambert, réédition avril 2013, 430 p. 11 €
Ecrivain(s): Patrick White Edition: Gallimard
Un portrait de femme. Depuis qu’elle s’est mariée, Ellen Roxburgh ne s’est jamais sentie à sa place nulle part. Surtout pas avec son mari de trente ans son aîné, qui ne sait pas exprimer ses sentiments. Pas non plus avec les relations de son époux qui ont tendance à prendre de haut celle qu’ils considèrent comme une fausse dame, celle qui reste, pour eux, « la fille du fermier ».
« Faire plaisir et protéger devient le but constant d’Ellen Roxburgh ; être acceptée par les amis de son mari et mériter ainsi son approbation ; montrer aux Roxburgh sa reconnaissance par des moyens discrets et sans s’abaisser, parce que toute autre chose les embarrassait. Ce qu’elle ne voulait pas admettre, ou seulement à moitié, c’était son désir d’aimer son mari d’une façon acceptable pour tous les deux ».
Mr et Mrs Roxburgh quittent l’Angleterre pour entreprendre un long voyage qui les mènera jusqu’à Van Diemen’s Land, l’ancien nom de la Tasmanie, au sud de l’Australie. C’est quasiment l’endroit le plus éloigné de la planète. En 1830, la région n’a rien d’un havre de paix. Le Van Diemen’s Land est en effet une colonie pénitentiaire où vivent les pires rebuts de la société anglaise.
C’est là que s’est établi le frère de Monsieur. Frère pour lequel Mrs Roxburgh n’a d’abord que de l’aversion, mais ses sentiments vont évoluer peu à peu d’une manière qui va à l’encontre d’un certain nombre des principes qu’on lui a inculqués.
« Elle essaye de se consoler en se disant que, si elle avait été attirée vers une certaine personne, c’est qu’une force démoniaque avait surmonté son aversion naturelle ».
Mrs Roxburgh préfère se tenir à l’écart de cet homme qui provoque le trouble en elle, qui casse le vernis d’une prétendue civilisation qu’elle a appris au contact de son mari et de la famille de celui-ci et notamment de sa mère. Bientôt, le monde feutré et ses bonnes manières, dans lequel elle tente de trouver sa place, va lui échapper pour de bon.
Quand le couple entreprend le voyage retour, leur bateau fait naufrage. Après plusieurs jours de dérive en mer, les passagers parviennent à rejoindre une île. Mais à peine arrivés, tous se font massacrer par des sauvages, à l’exception d’Ellen. Ils en font leur esclave.
Pendant des mois, elle partage la vie des sauvages, vêtue pour seul habit d’une « ceinture de feuilles » dans laquelle elle dissimule son alliance, dernier vestige de sa vie passée. Elle sera ensuite sauvée par un forçat évadé, qui vit comme un vrai sauvage, mais qui va réveiller certains instincts en elle, comme le plaisir ou une certaine sensualité naturelle bridée par son mari…
Le portrait de femme que réalise Patrick White, lauréat du Prix Nobel 1973, est une merveille de finesse. L’atmosphère, mais aussi le fait que l’aventure se déroule aux antipodes n’est pas sans évoquer le cinéma de Jane Campion.
Patrick White prend son temps pour se montrer aussi subtil que précis, que ce soit dans la psychologie des personnages, les descriptions des paysages ou des situations. Il aime tresser l’archéologie de chaque scène, comme s’il existait à toute situation présente sinon une explication dans le passé, ou du moins comme si tout ce que l’on vivait faisait écho à d’autres situations déjà vécues.
Il multiplie ainsi les allers-retours dans le temps pour montrer à quel point Ellen Roxburgh est une femme qui ne se sent pas à l’aise où qu’elle soit. Car elle n’est jamais chez elle. Après avoir changé de classe sociale, elle a changé de pays, en passant de l’Angleterre pour l’Australie, et ensuite elle doit affronter une vie sauvage après la vie civilisée.
« Vous êtes trop sensible, ma très chère Ellen ! Vous ne vivrez jamais si vous continuez ainsi ».
La vie devient pour Mrs Roxburgh une lutte permanente pour cacher ses sentiments et pour se conformer à des principes d’une caste qui n’est pas la sienne. Elle a essayé de faire sien un monde qui ne veut pas s’ouvrir à elle. Elle a changé sa voix, même si surgit de temps en temps un accent qui dénonce ses origines modestes. Comme si, finalement, on ne pouvait jamais lutter vraiment contre ce que l’on était et que l’on se trahissait toujours à un moment ou l’autre.
Yann Suty
- Vu : 3949