Une arche de lumière, Dermot Bolger (par Patryck Froissart)
Une arche de lumière, Dermot Bolger, janvier 2022, trad. anglais (Irlande) Marie-Hélène Dumas, 460 pages, 23 €
Edition: Joelle Losfeld
Eva Goold Verschoyle est née dans le comté de Donegal, l’un des trois comtés d’Ulster qui ont été intégrés dans la République d’Irlande lors de la proclamation d’indépendance. Elle épouse en 1927 Freddie Fitzgerald, héritier d’une dynastie de hobereaux locaux dont la perte de puissance et de richesse matérielle est symbolisée par la décrépitude de ce qui subsiste du domaine et de la grande demeure ancestrale, et par la claudication de son propriétaire.
Ayant dû renoncer à sa vocation de devenir une artiste peintre, elle s’oblige à mener pendant vingt-deux ans une existence de femme au foyer que seul l’amour qui la lie à ses deux enfants, Francis et Hazel, l’aide à supporter. Dès qu’ils partent de la maison pour aller vivre leur vie, elle quitte son mari pour ouvrir en ville une modeste école d’art pour enfants. C’est cette scène de rupture, sans cris, sans larmes, sans violence, qui constitue le premier chapitre proprement intitulé Le départ.
Ayant ainsi rompu les amarres, sans toutefois divorcer, ce qui est très mal vu dans l’Irlande catholique ultra-conservatrice du milieu de siècle, plus mal vu encore que le divorce lui-même qui est déjà en soi un acte antisocial, Eva commence à mener en femme libre une existence faite de multiples séquences d’un périple qui aura pour étapes différents lieux de son pays, mais aussi d’Angleterre, d’Espagne, du Maroc, du Kenya…
« Deux ans plus tôt, elle avait passé l’été comme femme de chambre sur l’île de Sark. Et l’année précédente à Tanger comme bonne d’enfants pour un riche couple d’Anglais, tout en étudiant dans la bibliothèque du British Council le philosophe marocain Sidi Ahmed Abu al-Abbas al Khazraji al-Sebti dont la simplicité la touchait ».
Le récit détaillé, pointilleux des faits et gestes d’Eva, la représentation au quotidien, au jour le jour, de ce que les autres personnages voient, entendent, croient savoir ou pensent comprendre d’elle, s’accompagne, bien que la narration se fasse à la troisième personne, d’une identification étroite, d’une coïncidence parfaite de ce qu’elle-même voit, pense, sent, ressent avec le point de vue du narrateur, en perpétuelle focalisation interne. L’art de l’intrusion, de l’introspection, de « se mettre à la place de », de la fusion entre le narrateur et son personnage est ici d’une maîtrise exceptionnelle, faisant de Dermot Bolger, s’il en était encore besoin avec cette œuvre monument, un romancier de premier plan.
Le choix parfaitement contrôlé de cet angle narratif a pour résultat immédiat une irrésistible attraction d’empathie exercée sur le lecteur qui entre très vite dans le Je : elle, c’est moi, c’est moi qui lis et qui, dès les premières pages, me bats, souffre, pense, me remets en cause, juge et me déjuge. Le personnage d’Eva s’insère étroitement dans un contexte social, historique, politique brossé avec un grand souci de réalisme modulé par la subjectivité inhérente à la perception qu’en a le personnage. L’inter-relation entre le cadre et l’héroïne, implicite, et toute en touches subtilement impressionnistes, est constante. Elle détermine la succession et le sens des actes de la vie d’Eva. C’est dans l’évocation de cet arrière-plan, dans l’inter-réaction entre les faits de société et les comportements individuels que le talent de Bolger prend toute son extraordinaire ampleur. Michel Zéraffa aurait certes pu ajouter Une arche de lumière à la liste des romans sur lesquels il a fondé son étude (Roman et société).
Tout au long d’une existence couvrant la quasi intégralité du XXe siècle (Eva meurt en 2000 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans), la société irlandaise et son évolution, contextualisées dans celles du monde, sont vues par les yeux d’Eva, et « réalisées » par ses discours, ses pensées et ses actes : militantisme pacifiste périlleux dans une région meurtrie par la guerre civile, revendications indépendantistes, lutte ouvrière, liberté sexuelle, manifestations contre les discriminations sexuelles, violentes en ces lieux jusqu’à la décriminalisation de l’homosexualité décrétée seulement en 1993, dont est victime en particulier le propre fils d’Eva, combat pour l’émancipation sociale de la femme, anticolonialisme, antiracisme, accointances socialistes mais anti-stalinisme, assistance bénévole aux plus défavorisés, démocratisation de l’expression artistique, sympathie affirmée pour les adeptes du mouvement hippie, distribution de tracts à la sortie des gares, Eva est partout et tout le temps : son « activisme » est permanent, jusqu’à l’amener à l’indifférence souvent exprimée à l’endroit de son propre sort, de sa propre santé, de la précarité, voire à certains moments de son insouciance face au dénuement intégral dans lesquels l’entraîne son engagement, patient mais tenace.
« Elle s’intéressait à tous et n’enviait personne. Être pauvre semblait une bénédiction car, comprenait-elle maintenant, le secret de la sérénité était le renoncement à toute possession nuisant à la simplicité intrinsèque de la vie ». Si son frère, Art, communiste convaincu, « souhaitait changer le monde, Eva ne pouvait qu’y apporter quelques transformations, à son rythme de tortue ».
Attention ! On n’est pas dans l’hagiographie. Eva n’est pas Mère Teresa. Eva mène de front ses combats et sa vie de famille, ses relations amicales et amoureuses, ses ruptures, son appétit des voyages et son besoin ponctuel de dépaysement qui la conduit à séjourner par exemple dans de modestes pensions au Maroc ou ailleurs, ses expériences pédagogiques, ses doutes, ses révoltes, ses essais récurrents et ses échecs répétés quant à son aspiration à se faire connaître dans les domaines de la peinture et de la littérature, et, jalonnant de malheur son itinéraire chaotique, les décès successifs des êtres qu’elle chérit.
On coexiste donc avec un personnage qui accuse fort douloureusement les mauvais coups du sort, dont les souffrances, par le biais d’une écriture dont la puissante expressivité est parfaitement rendue par la traductrice Marie-Hélène Dumas, sont ressenties conjointement par le lecteur avec une extrême intensité, mais qu’une force intérieure anime, sans pareille, constamment renouvelée, qui lui permet de se relever après chaque culbute, de faire face, de repartir vers d’autres perspectives. Le dernier chapitre de cette vie passionnée, un lent cheminement de la vieillesse vers la mort, soutenu par les réflexions intimes qu’il provoque chez Eva faisant année après année le constat lucide de sa progressive décrépitude, se fait en grande partie dans une roulotte où, avec ses chats et son chien, elle accueille encore des artistes et des marginaux venus de partout. Cet habitat précaire est connu à la ronde comme étant « L’Arche de lumière », nom qui lui a été attribué par la petite-fille d’Eva et qui symbolise le rayonnement et l’hospitalité caractérisant l’héroïne. On sera ensuite immanquablement sensible à la façon dont Eva se perçoit, voit les autres et raconte la maison de retraite où ses amis se sont résignés à la placer, à la façon déformée et décousue dont elle « dit » encore, avec ses absences, ses oublis, sa mémoire défaillante, ses angoisses croissantes, la terrible et inéluctable dégénérescence ante-mortem. Ce qui ne l’empêche pas, dans les moments de plus en plus rares de lucidité, de poursuivre ses combats ! « Elle avait réussi à griffonner deux lettres de protestation, l’une adressée au ministre irlandais de l’Agriculture, contre l’exportation de bétail vivant, l’autre à la British Nuclear Fuels, contre l’usine de combustible MOX de Sellafield ». Jusqu’au bout.
La postface rédigée et signée par un Dermot Bolger s’exprimant à la première personne sous son propre patronyme constitue un joli coup de théâtre littéraire, Eva quittant de manière inattendue son statut de personnage de papier pour s’incarner en une dénommée Sheila que l’auteur affirme avoir bien connue. Là se joue une partie intéressante sur la relation entre fiction et réalité, sur les possibilités (évidemment infinies) de broder un personnage intra narratif à partir de l’existence (ici présumée réelle) d’une personne civilement référencée. Mais Bolger ne se livre-t-il pas en l’occurrence à une démultiplication des portraits, à un jeu espiègle et décalé avec le lecteur ? Sheila n’est-elle pas un avatar fictionnel d’Eva ? Les possibles sont infinis. C’est fort intéressant, et intellectuellement plaisant.
Indubitablement un très, très, grand roman. Autres œuvres du même auteur recensées dans ce magazine : Le ruisseau de cristal, et Une illusion passagère.
Patryck Froissart
Auteur irlandais prolifique, Dermot Bolger est né dans la banlieue ouvrière du nord de Dublin. Après avoir travaillé comme ouvrier d’usine, en particulier en Allemagne, puis comme assistant bibliothécaire, il se consacre exclusivement à l’écriture depuis 1984. Très célèbre en Irlande, il a à son actif sept romans, neuf pièces publiées et plusieurs volumes de poèmes. Sa première pièce, The Lament for Arthur Cleary (1989), a reçu plusieurs récompenses : le Prix Samuel Beckett, le Prix Stuart Parker de la B.B.C. et une distinction spéciale au Festival d’Edimbourg. En 1977, puis en 1999, il a l’idée d’écrire en collaboration avec six autres romanciers irlandais célèbres deux romans portant le même titre (Finbar’s Hotel), qui sont en fait chacun une suite de courts récits sur la gloire et la décadence de l’hôtel du même nom. La version française de Finbar’s Hotel est publiée en 2000 chez Joëlle Losfeld. Entre 1977 et 1992, il dirige une maison d’édition progressiste, la Raven Arts Press. En 2008 paraît Toute la famille sur la jetée du paradis, et en 2012, Une seconde vie, chez Joëlle Losfeld.
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