Un visage habituel, Jean-Claude Leroy (par Marc Wetzel)
Un visage habituel, Jean-Claude Leroy, éditions Rougerie, mars 2022, 64 pages, 12 €
« avec tous ces masques à leur place
j’ai bien vu que les visages sont inutiles
un chiffon fait très bien l’affaire » (p.47)
C’est une poésie, à la fois, de l’atteinte irrémédiable et de l’accès impossible. D’une fascination pour la guerre intérieure (la guerre qui a l’art de « trancher les visions » et « nettoyer les caves » ! (p.9) et d’un mépris horrifié pour l’extérieure (« les soldats se branlaient tristement »). De l’extraordinaire conscience que tout moi qui dure arrive à ses limites, vieillit en juge de moins en moins impartial de lui-même (« une mer traversée en dedans/ et dont nul marin ne témoigne » (p.25), et que pourtant le fou l’est précisément de chercher hors de lui son garde-fou, puisque « se défendre de soi-même/ est un apprentissage » (p.49). Auteur que l’essentiel angoisse mais que, dit-il (p.16) trahir son angoisse tuerait.
« ce qui n’a plus de sens
n’en avait déjà pas » (p.42)
Énergie du désespoir ? En tout cas, un sentiment d’usure (la logique fatigue, à 62 ans, d’avoir vécu), fait à la fois d’urgence et de déception (vieillir, c’est avoir rencontré trop d’immensité et d’intensité pour en faire quelque chose avec les forces qui nous restent ; l’infini même nous devient malsain, faute de ressources pour l’amortir, de fraîcheur pour le civiliser), mais qui tire parti ou profit de ce qu’on est devenu : la fatigue mesure logiquement l’épaisseur de nos efforts, et on consulte donc sa propre fatigue, car, ne conseillant rien, elle ne peut être mauvaise conseillère. On se sent tomber, donc on fait de son vertige vertu :
« le silence et l’immensité
provoquent le vertige
qu’il nous faut enfourcher
sous peine de tomber dans
le bruit de fond des apparences » (p.45)
L’avantage de la finitude est de mettre ses preuves mêmes à portée de main. On se sert alors du désordre, de la solitude et de l’asthénie : la chair, avec le temps, s’envase (mais la vase est habitée), s’enkyste (l’auto-immobilisation des peaux est occasion de s’inspecter à loisir), s’effrite (en se desséchant, on devient étranger à sa propre substance, mais pour nous solidariser avec les autres manquants d’être).
« pour qui sent l’étrangeté de la vie
l’étrangeté de l’existence
et l’étrangeté même de l’amour
(ou du rutabaga, du hareng saur et de la libellule !)
l’étrangeté d’être face au mystère de la lumière
et du réveille-matin, de la loi des dieux ou des hommes,
pour qui sent ainsi il n’y a pas d’étranger (…)
il n’y a pas d’étrangers » (p.29)
On ne sentira pas l’étrangeté d’être mort, et c’est pourquoi, dit un très fort poème (« Le suicide a fait son temps » (p.40-42), il faut manier son propre rien avec précaution. Certes, « honneur aux suicidés » (p.26) qui… débarrassent sciemment la table d’un de ses avides convives, mais s’abréger ainsi le cours de vie, commettre son néant, se faire dépouille (et il n’y a pas de dépouille étanche, écrit extraordinairement Leroy), c’est sauter sans élan, choisir comme camp celui de décamper, et se dispenser surtout d’accueillir plus jeune, vivant et prometteur que soi. C’est rêver d’une vie sans sort (« profil toujours caché/ mais source de bonté/ tout autant que de peur »), et l’accomplir dans son impossibilité même. Se suicider, c’est à la fois assumer jusqu’au bout une guerre civile intérieure (ce que décide un militant intelligent) et mourir pour soi-même (ce à quoi un militant sincère ne peut se résoudre). Les mots d’ordre d’un collectif fraternel (« l’amitié nous a toujours servi d’hôpital », « n’attendons plus l’agonie pour parler », « les enfants n’ont rien demandé/ ne leur donnons rien/ qui ne soit une route ») viennent, heurtés et tendus, dans cette ambivalente évocation d’un héroïsme qui ferme les yeux, d’une chirurgicale désertion, d’une « messe » qui « a besoin d’être dite » :
« il faudra bien séparer la vie dévêtue
d’avec la mort maquillée
et choisir son camp
le suicide a fait son temps » (p.41)
Le constant extrémisme du propos (d’un « homme qui préfère se pendre/ plutôt que salir un secret » (p.20) est celui d’un auteur auquel son exceptionnelle compréhension du mal pèse. Lucidité cinglante (toujours première ennemie d’elle-même !) de quelqu’un qui sait que la torture seule dissocie vie et rêve (on ne peut plus y douter du réel, on sait que le bon réel toujours serait celui où la douleur s’arrête), que la bonté seule prend sur elle pour donner (et la douceur d’autrui « dévoue » sa faiblesse et seule donne de savoir prendre d’elle !), que la vérité est à elle-même son unique contre-poison (où « patauge » tragiquement la poésie) :
« la torture, ce qui empêche de penser
que la vie est un rêve, bon ou mauvais
la douceur seule m’a soigné
comme ce cœur acculé se divise
la morsure de l’amour s’appelle vérité
la poésie est son visage » (p.12)
Un visage enfin inhabituel – celui que sa si farouche et singulière voix lui confère !
Marc Wetzel
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