Un Singulier Garçon, le mystère d’un enfant matricide à l’époque victorienne, Kate Summerscale
Un Singulier Garçon, le mystère d’un enfant matricide à l’époque victorienne (The Wicked Boy), traduit de l’anglais par Eric Chédaille, septembre 2016, 468 p., 24 €
Ecrivain(s): Kate Summerscale Edition: Christian BourgoisRarement l’écriture d’un livre, d’un roman authentique, n’a autant mérité le nom de travail que cet opus de Kate Summerscale. La somme de recherches, fouillées jusqu’à la plus extrême minutie, entreprises par l’auteure, est proprement fascinante. Imaginez un instant Michel Foucault écrivant un roman à partir de sa reconstitution documentaire célèbre d’un multi crime non moins célèbre, « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère » (et quand on connaît le talent stylistique de Foucault, cela eût été tout à fait imaginable). Eh bien c’est là le tour de force de ce roman – car c’en est bien un, même si chacun de ses éléments est rigoureusement fondé sur une vérité historique quasi méticuleuse. Nous avons tous les documents de police, de médecins, de juges, d’avocats, de compagnons, de voisins, de maîtres d’école etc. qui vont venir constituer le dossier de cette affaire, commencée en 1895.
Le lundi 8 juillet 1895, pour être précis, Robert Coombes a tué sa mère dans son lit de plusieurs coups de couteau, avec la complicité (passive ?) de son jeune frère Nathaniel. On est en Angleterre, « à Plaistow, quartier ouvrier, pauvre mais respectable, du vaste arrondissement des docks d’East London. » Robert a 13 ans, son frère, 12.
Pourquoi ce meurtre ? On ne sait pas vraiment. De vagues hypothèses sont émises par les uns et les autres autour du drame, mais le mobile est des plus mystérieux. C’est bien d’ailleurs ce qui fera l’objet de la fascination que cette affaire provoquera pendant longtemps et des interrogations, recherches, débats publics, polémiques médicales, psychiatriques, médiatiques qui dureront plusieurs années et au-delà.
Kate Summerscale marque d’emblée son territoire : elle n’est pas historienne (bien que son travail ici soit une formidable monographie), elle est romancière. Pendant tout le début du livre, le lecteur suit les deux frères Coombes sans rien savoir de ce qui s’est passé. Ils vont au match de cricket, font des courses, rentrent chez eux, et disent à ceux qui demandent après leur mère qu’elle est en voyage. Et puis :
« Ce soir-là, une fillette de Cave Road vint voir tante Emily*, qui habitait dans Boleyn Road, à East Ham. Elle dit qu’elle était envoyée par sa mère, qui avait remarqué une odeur désagréable émanant du numéro 35 et pensait que ce n’était pas normal. »
Le choix narratif de l’auteure est clairement romanesque, ménageant, de bout en bout, l’intérêt, la curiosité, voire l’inquiétude du lecteur. Et tant mieux pour lui, ce roman est passionnant jusqu’à la dernière ligne.
Ce parti-pris romanesque s’appuie donc sur une somme de documentation qui élabore une monographie formidable de l’Angleterre des petites gens (on dirait aujourd’hui des catégories « moyen moins »). Mentalités, lieux et sites, croyances, médias, état des avancées de la science et des techniques, ce roman est un tableau fascinant de l’Angleterre urbaine, portuaire, pénitentiaire au moment du basculement du XIXème au XXème siècle.
On apprend ainsi la vie dans les prisons et centres de rétention pour enfants et adolescents. On croise les théories de Jeremy Bentham dans la topographie des lieux d’enfermement :
« La prison de Holloway qui se trouvait à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Stratford était le principal centre de détention provisoire de Londres et le plus important du pays. Une moyenne de soixante-dix hommes et jeunes garçons y étaient admis chaque jour pour y séjourner dans l’attente de leur procès. L’endroit fut construit dans les années 1850 sur le principe du panoptique, avec un centre à partir duquel rayonnaient six ailes. »*
On découvre avec intérêt les théories des psychologues et psychiatres sur l’enfance et l’adolescence, la politique du royaume d’Angleterre en termes de répression des criminels, la tonalité de la presse et (déjà) des tabloïds de l’époque.
Ecrit à mi-chemin entre le roman et la monographie, ce livre passionne de bout en bout. Le personnage central, Robert Coombes, est exceptionnel d’atypisme et c’est de surprise en surprise que son destin mène le lecteur. Il faut citer aussi la traduction de Eric Chédaille, aussi méticuleuse que le travail de fourmi de Kate Summerscale.
Un livre sensationnel.
Léon-Marc Levy
- Le panoptique est un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitaristeJeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, à la fin du XVIIIème siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi donner aux détenus le sentiment d'être surveillés constamment et ce, sans le savoir véritablement, c'est-à-dire à tout moment. Le philosophe et historien Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire, axée sur le contrôle social. (Source : Wikipédia)
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