Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko
Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, 308 pages, 12 €
Ecrivain(s): Michel Terestchenko Edition: La Découverte
C’est à la littérature, à la fiction, que l’on attribue en général la capacité de nous émouvoir, les essais, eux, étant le lieu de la rationalité, de la raison qui sait tenir à distance ce qui lui serait étranger. Il est pourtant, parfois, des essais qui nous émeuvent et nous marquent profondément parce qu’ils touchent autant notre raison que nos sentiments, nos émotions. Un si fragile vernis d’humanité est un de ceux-là, tout simplement. On ne peut dire pour autant que l’auteur y fasse « de la littérature », qu’il tire sur une corde qui serait forcément sensible (et « rentable »). C’est bien plus simplement et fortement par les récits qu’il reprend qu’il nous touche, par l’importance morale et éthique des questions qu’il aborde. Des questions qui touchent à des notions aussi simples et difficiles (car rien n’est sans doute aussi difficile que ce qui est simple, la complexité étant à la portée de chacun), aussi fondamentale que le bien et le mal.
Qu’est-ce qui fait que des hommes se mettent un jour à accomplir le bien, ou le mal, au-delà de toute commune mesure ? Dans nos récits nous en faisons, selon les cas, des saints ou des monstres alors que souvent eux-mêmes n’ont eu le sentiment d’accomplir rien qui soit si extraordinaire. Comment cela se peut-il ? On peut accepter qu’un « juste » (pour ne pas s’aventurer sur le terrain de la sainteté) ne se glorifie pas de ce qu’il a fait « d’admirable », on supporte moins bien l’absence de remords – ou pire l’indifférence – du tortionnaire. Pourtant, l’un et l’autre ne font-ils pas que suivre la logique de ce qu’ils ont déjà accompli ?
Reprenant cette interrogation de ce qui pousse l’homme ordinaire à devenir monstre – monstre de mal ou monstre de bien – pour ses semblables, Michel Terestchenko s’appuie sur des témoignages, sur les recherches menées au cours des dernières décennies sur ces questions (les travaux de Milgram sur la soumission à l’autorité et l’expérimentation de la prison de l’université de Stanford, notamment) pour ouvrir d’autres pistes, évitant les écueils de la morale exemplaire comme ceux d’un scientisme méthodique et glacial. A la croisée de ces questions, l’environnement social et les évènements jouent un rôle bien entendu déterminant, mais le philosophe redit l’importance d’un autre facteur, celui de la fidélité à soi-même, pourrait-on dire. Encore que l’expression ne soit pas forcément bien appropriée. Il s’agirait peut-être plus du rapport que chacun peut avoir à sa propre vulnérabilité et aux choix qui s’imposent, mais qui restent et resteront toujours des choix. Des choix faits à un instant précis par des personnes immergées dans le monde, et non extérieures ou étrangères à lui.
Sur le versant de ce que l’on désigne comme le mal, qui n’est pas qu’un concept ou une fiction, le lecteur rencontre les itinéraires du commandant du camp de Treblinka, Franz Stangl, les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande qui éliminèrent des milliers de juifs en 1942-43, les anonymes qui se prêtèrent aux expériences de Milgram sur la soumission à l’autorité (voir Stanley Milgram : Soumission à l’autorité (Obediance to Authority, 1974), Calmann-Lévy), les jeunes gens qui furent entraînés dans l’inquiétante expérience de la « prison de Stanford » (des faux prisonniers, des faux gardiens, une fausse prison mais une vraie violence sociale. Une inquiétante expérience d’apprenti-sorcier dont le film allemand L’expérience s’inspire plus que largement en la « sur-scénarisant » inutilement) pour finir avec les spectateurs passifs de la souffrance des autres.
Sur l’autre versant, celui de l’altruisme et du bien « exemplaire », Giorgio Perlasca qui, se faisant passer pour ce qu’il n’était pas, sauva des milliers de juifs hongrois en 1944, Magda et André Trocmé qui transformèrent le Chambon-sur-Lignon en un refuge discret pour des milliers de juifs menacés par le pouvoir collaborationniste dès 1941.
Au cœur de ces récits, au travers d’eux et de leur discussion, il y a le travail du philosophe qui prend la question morale à bras le corps, sans pour autant « faire la morale » à qui que ce soit, discutant les propositions déjà élaborées par le passé, les réinscrivant dans notre propre actualité. Il sait le faire sans prendre la pose du philosophe, ou plutôt du professeur de philosophie tellement à la mode depuis quelques années dans nos médias. C’est bien notre réflexion et notre curiosité qu’il sait éveiller, et pas seulement le sentiment de notre propre ignorance. La morale et la responsabilité sont au cœur de la réflexion, contrant l’idéologie « mainstream » de l’individualisme à tout crin. C’est on ne peut plus salutaire par les temps qui courent.
C’est bien peu dire de dire que ce livre nous invite à penser. Il nous questionne frontalement, avec exigence et bienveillance. Sa lecture nous invite comme peu d’autres à réévaluer nos jugements comme nos actes, nos représentations et nos phrases toutes faites sur ces questions aussi vieilles que le monde. Voire plus vieilles encore.
Marc Ossorguine
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