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Un Shtetl, suivi de Père et fils, Yitskhok Meyer Weissenberg (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 30.04.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Pays de l'Est, Roman, Classiques Garnier

Un Shtetl, suivi de Père et fils, Yitskhok Meyer Weissenberg, Classiques Garnier, 2023, trad. yiddish, Jean Spector, 132 pages, 22 €

Edition: Classiques Garnier

Un Shtetl, suivi de Père et fils, Yitskhok Meyer Weissenberg (par Gilles Banderier)

Les œuvres d’Yitskhok Meyer Weissenberg (1881-1938) appartiennent à une Atlantide doublement engloutie : celle de la littérature d’expression yiddish, d’une part, cette langue jadis parlée de l’Alsace à la Russie et qui, sans en avoir le prestige politique, religieux et intellectuel, connut seule une extension géographique comparable à celle du latin. Certes, il demeure en Israël et aux États-Unis des locuteurs de yiddish et même des écrivains qui publient dans cette langue. Mais – et c’est le second point – le yiddish israélien ou américain est fondamentalement une langue déracinée, car le terreau de cet idiome furent les shtetleh, ces bourgades juives d’Europe orientale, qui n’étaient pas à proprement parler des ghettos, mais des villages où la population était majoritairement juive, bien qu’il ne fût pas expressément interdit à un catholique de s’y établir – et cette cohabitation, qui donna lieu parfois à des scènes touchantes, fut incarnée par le personnage du shabbes goy, ce chrétien (qui finissait par connaître, sinon la théologie sous-jacente, du moins les usages du judaïsme, la praxis, aussi bien que les Juifs eux-mêmes) rémunéré par la communauté juive pour accomplir les besognes prohibées durant les fêtes religieuses, à commencer par le shabbat

(ce qui plaçait à leur tour les catholiques en face de questions typiquement talmudiques, comme « est-il permis à une chrétienne d’aller un samedi faire du feu chez un voisin juif lorsque ce samedi correspond à une fête chômée catholique ? »).

Le shtetl n’était pas un petit monde homogène (les différents clivages politiques « externes » y étaient fidèlement représentés et les antagonismes ne se taisaient que sous la pression d’une menace non-juive) et fermé sur lui-même ; il se trouvait régulièrement secoué, parfois décimé, par les convulsions venues de l’extérieur (l’antisémitisme slave en général, polonais et ukrainien en particulier, forme un chapitre peu reluisant de l’histoire de ces nations), et encore Weissenberg eut-il la chance relative de mourir avant la catastrophe qui engloutit sans retour le monde qu’il avait connu et décrit.

Son récit Un Shtetl fait entendre, depuis un village juif, les échos de la révolution de 1905, dans un pays où les troubles sociaux ont tôt fait de se transformer en émeutes antisémites. Il n’est pas rare de rencontrer dans la littérature d’expression yiddish, ainsi dans le sublime Erev d’Eli Chekhtman (qui se situe à la même époque que le texte de Weissenberg), des descriptions faisant penser aux massacres du 7 octobre 2023, et Un Shtetl ne fait pas exception : « Soudain, de partout, arrivent des nouvelles de pogroms… Des histoires affreuses de “hooligans” et de “Cent-Noirs” qui ouvrent les ventres… qui écrasent les têtes de nourrissons… On est saisi de frissons d’horreur. Les visages prennent une teinte terreuse, la peau se plisse. Tous sont frappés de terreur dans le shtetl, grands et petits » (p.94). La novella de Weissenberg ressuscite une ambiance que l’individu contemporain (heureusement pour lui) ne connaît plus : l’angoisse obsidionale des communautés assiégées, ne pouvant ni s’enfuir, ni échapper à un destin au fil des jours et des heures plus irrévocable, destin fait – dans le meilleur des cas – de pillages et de viols, dans le pire de meurtres et d’incendies (pour le répéter, les événements du 7 octobre, mais sans l’effet de surprise).

De son vivant, Weissenberg n’eut rien d’un écrivain inconnu, dont les manuscrits jamais publiés eussent dormi dans un tiroir (Un Shtetl connut plusieurs réimpressions). Mais il fut oublié et on doit remercier Les Classiques Garnier d’avoir publié à titre posthume la traduction de Jean Spector. Comme le savait bien Weissenberg lui-même, qui avait tourné en yiddish les Mille et Une Nuits, le traducteur est, au même titre que le vrai critique, un passeur.

 

Gilles Banderier

 

Yitskhok Meyer Weissenberg (1881-1938) est un écrivain polonais d’expression yiddish.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).