Un secret du docteur Freud, Eliette Abécassis
Un secret du docteur Freud, août 2014, 199 pages, 18 €
Ecrivain(s): Eliette Abécassis Edition: Flammarion
Schnitzler, que Freud n’a jamais souhaité rencontrer car il s’en sentait trop proche mais avec qui il a entretenu une correspondance, écrit cet aphorisme publié en 1927 dans le recueil Dits et réflexions :
« Si tu protèges avec trop de tendresse le jardin secret de ton âme, il peut facilement se mettre à fleurir de façon trop luxuriante, à déborder au-delà de l’espace qui lui était imparti et même à prendre peu à peu possession dans ton âme de domaines qui n’étaient pas destinés à rester secrets. Et il est possible que toute ton âme finisse par devenir un jardin bien clos, et qu’au milieu de toutes ses fleurs et ses parfums elle succombe à sa solitude ».
Je trouve que cette citation est une bonne introduction au livre d’Éliette Abécassis, Un secret du docteur Freud, puisque toute l’intrigue tourne autour d’un secret qui nous sera dévoilé au cours du récit et qui est l’objet de grands tourments pour Freud depuis la montée du nazisme en Autriche.
Le roman débute par un prologue. Le 13 mars 1938, Freud prononce un discours devant les adhérents de la Société psychanalytique de Vienne. Il avise ses collègues : « Il est temps pour vous de partir ». Le décor est planté. Tout le récit se concentre sur une année.
Ce livre peut être lu comme une enquête policière, comme un récit biographique, comme une visite de la psychanalyse, comme une photographie d’un pays à un tournant tragique de son histoire, comme le déroulé des réflexions d’un homme vieillissant. C’est tout cela à la fois et rien de cela non plus. C’est le récit palpitant des dernières années de Freud à Vienne. Grâce à ce roman, nous revisitons toute la genèse de la pensée freudienne dans un pays qu’il croit être le sien, ses liens avec sa femme Martha, avec sa fille Anna, sa vie de famille au quotidien, ses douleurs physiques, car sa mâchoire ne se laisse pas oublier, et ses joies de lire, d’apprendre, de créer, d’inventer, de réfléchir sur l’état du monde, de faire des hypothèses sur l’avenir, de transmettre sans relâche son expérience. Malgré les remous politiques, jamais il ne perdra espoir dans l’avenir de ses découvertes : « nous survivrons et la psychanalyse aussi ! Par-delà la mort, nous resterons vivants ». Il appliquait ainsi le précepte énoncé dans le Deutéronome, XXX, 19 : « J’en atteste sur vous, en ce jour, le ciel et la terre : j’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité ; choisis la vie ! Et tu vivras alors, toi et ta postérité ». Il n’était pas croyant mais la Bible et la culture gréco-latine alimentent toute son œuvre. Il se disait un pessimiste heureux. Et il le proclamait : « Nous autres juifs, nous avons toujours cherché à respecter les valeurs spirituelles. Nous avons préservé notre unité à travers des idées et c’est à elles que nous devons d’avoir survécu jusqu’à ce jour. Nous avons su vaincre la fatalité de la bestialité humaine qui s’est répandue sur nous au cours des siècles ! » En mai 1933, les ouvrages de Freud sont brûlés en Allemagne lors des autodafés nazis.
Les lecteurs novices vont partir en voyage dans tous les arcanes de la naissance de la psychanalyse, de la vie dans la Vienne confrontée à la montée du nazisme. Ils vont découvrir Freud dans son intimité. Ils vont être confrontés à l’insatiable curiosité d’un homme. Ils vont revivre la situation de l’Autriche depuis qu’elle est annexée par l’Allemagne, que la psychanalyse est mise à l’index, est « aryanisée », et que ses praticiens juifs vont se disperser à travers le monde. « Tous avaient espéré un plébiscite pour que le peuple s’exprime à propos de l’indépendance de l’Autriche ». Il n’aura jamais lieu. « Le chancelier a démissionné et les croix gammées sont apparues sur les murs ». Freud ne peut oublier la défection de Jung dont il pensait faire son successeur. C’est pour lui un vrai déchirement.
Mais il y a également tous les soutiens indéfectibles de ses amis qui ne lui ont jamais lâché la main. Ceux-là l’accompagneront jusqu’au bout du chemin et lui seront d’un constant secours. Parmi eux, nous pouvons citer Ernest Jones, son biographe, Lou Andreas-Salomé qui deviendra intime avec Anna Freud, et son amitié sans faille avec Marie Bonaparte qui sera sa patiente et par la suite son amie indéfectible.
Ce qui fonde la trame de ce récit c’est l’histoire de la fameuse correspondance de Freud avec Wilhelm Fliess. Fliess fut le premier confident de Freud. L’amitié de Freud pour Fliess est la plus intime de toutes celles qu’on lui connaisse. On peut la qualifier de passionnelle. Fliess sert à Freud d’objet transférentiel et de tiers confident, d’interlocuteur privilégié qui lui permet de faire sa propre analyse. Freud fait la connaissance de Fliess, médecin et rhinologue berlinois à l’automne 1887. Il a 31 ans, Fliess 29 ans. De leur amitié naît une correspondance qui s’étendra sur une quinzaine d’années, de 1887 à 1902. Ces lettres sont un véritable journal intime, dans lequel Freud livre des notations, tendres, cyniques ou drôles, sur ses patients, ses enfants, ses voyages, et aussi sur ses humeurs, ses doutes et ses propres symptômes. Freud l’associe également à sa recherche sur les névroses et la sexualité, le rêve et l’inconscient.
Seules sont conservées les lettres de Freud. Freud, en effet, brûle les lettres de Fliess quand celui-ci met fin à leur relation en accusant Freud de plagiat sur la question de la bisexualité. C’est un coup dur pour Freud. Ce ne sera pas le dernier. Et Freud, « lorsqu’il appris la perversité de son ami, résolût de se séparer de lui à son corps défendant ».
Nous suivons avec une intense attention l’histoire de ces lettres qui voyagent de personne en personne, de pays en pays dans un incroyable périple. La hantise de Freud est qu’elles disparaissent ou qu’elles tombent entre des mains ennemies. Si cela arrivait, il pourrait s’en suivre un grave préjudice pour son auteur. Freud tient donc à tout prix à les récupérer car, sans aucune équivoque possible, « ce sont des lettres d’amour ». Marie Bonaparte est une femme pugnace qui jouit d’un grand prestige vis-à-vis des politiques et d’une fortune très grande qu’elle met sans lésiner au service de Freud dont tous les biens en Autriche ont été saisis. Elle finit, après de multiples tractations, par les acheter. Freud lui en est infiniment reconnaissant et très soulagé.
La gloire touchera Freud en même temps que la peine avec la montée du nazisme en Allemagne. Sur l’insistance de plusieurs amis, grâce à de multiples interventions, en particulier celle de l’ambassadeur américain William C. Bullitt et avec l’aide financière de Marie Bonaparte, Freud se décide enfin à quitter Vienne avec sa femme et sa fille. « La machine qui sert à franchir les distances est une belle invention, mais elle lui inspire la plus grande terreur. Il repense à son rêve d’enfant au départ de Friedberg pour Leipzig… Il avait cru voir les âmes des damnés brûlés par le feu de cet enfer dont lui parlait sa Nannie. « Freud monte dans le train, qui s’ébranle aussitôt avec un bruit d’enfer, pour se diriger vers l’ouest de l’Europe, là où lui, le Juif de l’Europe, est obligé de fuir ». Deux de ses enfants et Minna Bernays l’ont déjà précédé à Londres où il reçoit un accueil enthousiaste.
Commentant la situation, il affirme : « Avez-vous vu que l’on s’apprêtait en Allemagne à interdire aux Juifs de donner à leurs enfants des prénoms allemands ? » Alors, « il considère la vieille Bible qu’il a retrouvée dans le déménagement et il se souvient du moment où son père lui a remis cette édition avec une dédicace en hébreu où il affirmait son admiration pour ce que son fils avait accompli et son amour pour lui. Pour lui rappeler ses origines plusieurs fois millénaires, il lui avait écrit que ce livre était caché comme les brisures de Tables de la Loi avaient été dissimulées dans le sanctuaire par Moïse. Et il l’avait fait relier en cuir, spécialement pour lui… » « Alors, Freud ouvre la vieille Bible et en récite encore une fois la dédicace : “Va, lis mon Livre, je l’ai écrit, et les sources de la sagesse, de la connaissance et la compréhension s’ouvriront en toi” ».
Ce départ pour Londres ne sera pas de longue durée puisque l’inventeur de la psychanalyse décidera d’en finir avec la souffrance en septembre de l’année suivante. Mais il mourra en paix, il aura accompli les souhaits de son père en écrivant une œuvre qui n’est pas près de nous laisser en paix.
Un éminent personnage du Reich, qui a bien existé dans la réalité, joue un rôle crucial dans l’intrigue de ce livre. Nous n’en dirons rien. Il a eu un itinéraire insolite et nous laisserons aux lecteurs le plaisir de faire sa connaissance au cours de sa lecture.
Alors, maintenant, il ne vous reste plus, à vous lecteur, de partir à la découverte de ce roman, riche en péripéties et en enseignements.
Pierrette Epsztein
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