Un sacré gueuleton, Jim Harrison (par Gilles Banderier)
Un sacré gueuleton, novembre 2018, trad. anglais (USA) Brice Matthieussent, 374 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Jim Harrison Edition: Flammarion
Jim Harrison est mort le 26 mars 2016, dans sa « résidence d’hiver », en Arizona. Il est rare que, deux ans et demi après son départ, un écrivain adresse à ses lecteurs un salut aussi plein de vie.
Pour diverses raisons, les livres de Jim Harrison se vendaient mieux en France que dans son pays natal. La postérité dira s’il n’y eut pas quelque malentendu dans cette réception (le chef-d’œuvre écrit en neuf jours qu’est Légendes d’automne est ce qu’il y a de moins « harrisonien » chez Jim Harrison). Mais il est indéniable que la France l’aimait et il le lui rendait bien. Son itinéraire gastronomique le conduisait de Paris à Collioure en passant par Lyon, Arles et le Morvan. Il ne faisait pas partie de ces Américains qui, en période de brouille diplomatique, achètent des flacons de vins français pour les vider à l’égout (imagine-t-on une manière de protester plus stupide ?). Certes, le vin français acheté par Jim Harrison au long des ans a également fini à l’égout, mais non sans un certain nombre d’étapes, de transformations – de sublimations.
Un sacré gueuleton recueille, dans un ordre qu’on est fondé à croire chronologique (les textes ne sont pas datés), des articles touchant à l’art de boire et de manger. Rien à voir, cependant, avec ces rubriques de critique gastronomique compassées, qui décrivent un restaurant ou une ville et précisent ce qu’on y peut manger et à quel prix. Les digressions abondent, de même que les photographies (on a ainsi la surprise, p.249, de découvrir Jim Harrison au début des années 1960, comme on ne l’a jamais connu, jeune et mince), bien que, sur la plupart d’entre elles, les verres et les tables semblent vides. Est-ce un effet du puritanisme alimentaire qui sévit désormais des deux côtés de l’Atlantique ? Les photographies apparaissent comme un des points faibles de l’ouvrage (celle de la page 202 est sinistre). Autre faiblesse : comme tous les gens qui n’ont plus rien à prouver ou à se prouver, Jim Harrison « se lâche » et, comme cela arrive en général quand les gens desserrent la bride, ce ne sont pas les aspects les plus aimables du bonhomme qui ressortent. Mais… de mortuis nihil nisi bonum.
L’ordre chronologique réserve parfois des surprises. À lire, dans un des premiers textes, cette remarque (« Mon copain spécialiste des grizzlis m’a envoyé d’Arizona en recommandé un paquet contenant une trentaine de piments différents, moulus ou entiers. Si l’on est prêt à oublier que cet endroit est caniculaire et idiot, pourquoi ne pas partir vivre en Arizona où tous ces piments sont disponibles ? », p.35), qui aurait cru que Jim Harrison irait vivre et même mourir en Arizona ? L’écrivain détaille plusieurs recettes, dont l’une au moins, la pozole d’ours, serait difficile à réaliser en France sans enfreindre au bas mot une demi-douzaine de lois. Jim Harrison a toujours fait la cuisine avec du vin, mais il ne se contentait pas de verser le breuvage dans ses casseroles. Il en consommait tout en œuvrant aux fourneaux et avait fini par boire du vin comme d’autres de l’eau. L’âge et les ennuis de santé venant, cela avait fini par amoindrir ses capacités culinaires. À mesure qu’on avance dans le volume, on voit poindre, de manière pathétique, cette inflexion décrite par Houellebecq : « le moment viendra pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie deviendra inférieure à la somme des douleurs » (Les Particules élémentaires).
Le livre contient plusieurs menus concoctés pour Jim Harrison par ses amis, comme le chef new-yorkais Mario Batali, qui a préfacé le volume et vint plusieurs jours d’octobre 2009 dans le Montana préparer des spécialités ibériques et italiennes. Le clou du livre, de ce point de vue, est incontestablement le repas de trente-sept plats et dix-neuf vins, élaboré à l’aide de traités de cuisine publiés entre 1654 et 1823 par l’écrivain et libraire d’ancien Gérard Oberlé, et le cuisinier Marc Meneau, près de Vézelay. Derrière ce menu digne de Trimalcion ou des fastes de l’Ancien Régime (il fallut treize heures pour aller des entrées aux digestifs), Jim Harrison rappelle quelques vérités simples : que le bon vin rouge est le meilleur antidépresseur qui soit (« j’avais lu en France une bible secrète qui conseillait de boire du vin rouge après la tombée du jour afin de lutter contre la nuit de l’âme », p.192) ; que les régimes alimentaires et la course à pied sont affaires de citadins inactifs, à l’esprit perverti par la mentalité de bureau (« Demain à l’aube, quand vous ferez votre premier pipi de la journée, lâchez votre téléphone portable dans la cuvette des toilettes. En 1944, les gens donnaient en moyenne quarante coups de fil par an ; nous en sommes aujourd’hui à plus de cinq mille. Le temps que vous passez sur votre portable, vous pourriez le consacrer à faire pousser des légumes et à apprendre à cuisiner. […] Tirez une balle de gros calibre dans l’écran de votre téléviseur », p.286). Pour Jim Harrison comme pour beaucoup, la nourriture et l’alcool en général, le vin en particulier, servaient à éteindre l’amertume de l’existence. Et il y a de quoi être amer. Même les éditeurs, qui sont en principe gens sérieux, ont du mal à échapper à l’avachissement ambiant : on est consterné de voir la mention « roman » sur la couverture de ce livre…
Gilles Banderier
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