Un printemps à Hongo, Ishikawa Takuboku (par Didier Ayres)
Un printemps à Hongo, Ishikawa Takuboku, Arfuyen, septembre 2020, trad. japonais, Alain Gouvret, 161 pages, 16 €
Le poète et ses chimères
Le défaut inhérent et impossible à circonscrire de ma chronique relève de l’analyse forcément ethnocentrée, que je ne peux entreprendre que par le biais du monde référentiel de ma culture européenne. Bien sûr je connais la littérature, le cinéma et l’art graphique du japon – et quelques sentiments très forts au sujet de l’acteur de kabuki, que m’enseigna mon professeur Georges Banu à Paris III –, il reste que je ne conçois cet univers oriental que par le prisme de la traduction ou des sous-titres, seuls vraiment capables de me rendre accessible cet ensemble de signes. Nous connaissons tous le débat autour de L’empire des signes. Mais dans le même temps, cet ethnocentrisme pourrait être un avantage pour parcourir le journal de ce poète maudit de l’archipel nippon, comme enrichissant le spectre et l’épaisseur de ce personnage capiteux.
Ce préambule écrit me laisse maintenant assez de liberté pour jeter quelques mots sur le journal en caractères latins d’Ishikawa, à la fois pathétique – et dans son fond semblable au Dodes’kaden de Kurosawa – et artistique – qui pour moi s’inscrit dans une veine de l’expressionnisme allemand (y compris au sujet des dates). Car le sujet de ce texte, où le poète nous entretient de certaines prostituées qu’il côtoie, et du goût et du dégoût qu’il éprouve à ces fréquentations, ressemble en un sens à ce qu’éprouve Franck Biberkopf à l’encontre de Mieze, dans l’univers de l’écrivain allemand Alfred Döblin. Nous sommes ainsi pris de pitié pour ce pauvre poète complètement désargenté, qui traîne dans un Tokyo sale et noir. Sachant de plus qu’il devrait faire venir sa femme et son enfant, mais ne réunissant jamais assez d’argent, travaillant, comme Kafka ou Pessoa dans un sinistre bureau, pour un salaire toujours mis en gage. Pour le lecteur, on pourrait dire que c’est une catharsis, car il s’agit, je crois, d’une sorte de rame du vivant.
Ce printemps à Hongo est une saison de pluie : pluie de pétales de cerisier, et pluie boueuse qui rend la ville humide, insalubre et glauque. Ici, la solitude, le manque, le besoin insatisfait, l’amour perdu, la douleur propre aux êtres déshérités. Oui, une vie de calvaire, entièrement vouée à la blessure. Takuboku Ishikawa est un être de la blessure.
Les insectes d’été, attirés par la flamme, s’y jettent et y meurent. Ces hommes, dans leur ignorance, avaient été captivés par ce que nous appelons la métropole et s’y étaient précipités. Tôt ou tard, ils se retrouveraient calcinés, ou bien partiraient en courant. L’une ou l’autre de ces possibilités était inévitable. J’ai ressenti un vif élan de tristesse. Sans leur donner de conseils sur leur témérité, je répétais sans cesse : « Ne soyez pas impatients. Faites les choses tranquillement ». Car je savais que le moment viendrait certainement où ils voudraient se suicider. Minoru n’avait que 2,30 yen, Shimizu 1,80 yen.
Cependant, malgré l’ambiance sombre et angoissante de la vie de l’auteur, on voit un homme de chair, pris dans un érotisme sombre, qui n’hésite pas à se lacérer la poitrine, et qui m’a rappelé, par cette veine expressionniste, les travaux d’Egon Schiele. J’y ai vu aussi comment la modernité occidentale touchait le cœur du vieux Japon. Le poète, comme Léon Bloy, cherche sans cesse un ou deux yens, mais sans cupidité, et parfois dans un élan d’altruisme très parlant, par exemple quand il sacrifie cette pauvre somme dont il est dépendant pour aller au secours de deux jeunes personnes se trouvant dans un besoin impondérable.
Ishikawa Takuboku est un être de la blessure, comme je l’ai dit, un homme mal dans sa peau, comme l’aurait sans doute défini Levinas. Son être-là, son Dasein, sa présence à lui-même lui est incommode, dure, impitoyable et sans recours. Il est affronté tel quel à cette destinée d’étant humain. Il pleure parfois, il prend plaisir et par là-même déplaisir dans l’apaisement sexuel et dans sa faillite, de la vie au côté de la mort. Et, ainsi, il est universel. Il poursuit ce que Baudelaire dit de l’homme moderne, une chimère, chimère qui l’accable, qui le pousse dans un spleen profond et morbide. Il est pris dans la flèche inflexible du temps, surtout pour notre compréhension d’aujourd’hui, car on sait qu’il lui reste peu à vivre – il en appelle d’ailleurs à la maladie et à la fin de ses souffrances. Ce Japon m’a fait songer au Japon de Naruse, le cinéaste qui décrit des trajets de femmes et d’hommes jusqu’à la mort dans un amour impartageable.
Cela n’empêche pas l’écrivain de débattre du naturalisme ou de l’idéalisme, de l’amitié – avec beaucoup de finesse dois-je dire –, de la sexualité, on l’aura compris, de la littérature ou de la réforme sociale. De cela, il surgit des visions d’apocalypse parfois, propres à cette prémonition des massacres de masse des guerres mondiales, qu’il n’a pas connues (il est mort en 1912). Ici ou là il s’apaise, il jouit de la solitude, du silence, de l’inaction et peut-être d’une forme de spiritualité. Toujours est-il que l’on trouve dans ces pages un poète, un être de foi donc, d’espérance souvent, et de charité même si les conditions matérielles de son existence lui pèsent tout en montrant aussi la qualité d’intelligence et de lucidité d’un artiste à la fois plein et vide, touché par l’ange et par la mort.
Didier Ayres
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