Un portrait de Jane Austen, David Cecil
Un portrait de Jane Austen, trad. Anglais Virginie Buhl. octobre 2013, 304 p. 9,15 €
Ecrivain(s): David Cecil Edition: Petite bibliothèque Payot
Qui n’a pas eu le plaisir de découvrir dès l’adolescence les deux romans les plus célèbres de Jane Austen, Orgueil et préjugés et Raisons et sentiments, n’a pas été pris dans les filets de son écriture. Mais ceux qui ont eu cette joie ont ensuite poursuivi la lecture de ses récits à l’âge adulte. Nous avons aussi pu avoir la surprise de découvrir son univers dans des films ou des téléfilms qui ont pu servir de fil conducteur vers ses livres. Cet auteur s’adresse-t-elle plus particulièrement à un public féminin comme on le laisse souvent entendre ? Peut-être, mais ce n’est pas certain. Jane Austen est décédée à 42 ans au faîte se son talent. En six romans, elle est devenue l’un des plus célèbres écrivains britanniques.
En 1978, Lord David Cecil publie en Angleterre Un portrait de Jane Austen. Ce livre est traduit en français en 2009 et paraît en poche en octobre 2013 dans la collection de la Petite Bibliothèque Payot. On peut donc le lire à petit prix.
L’auteur s’explique sur sa visée dès l’avant-propos : « Les renseignements dont nous disposons sont fragmentaires et aucun des romans de Jane Austen n’est autobiographique ».
Nous voilà avertis. Il va tenter d’approcher la personnalité de Jane Austen à travers ce qu’il reste de sa correspondance, ses romans et les souvenirs de ses contemporains. Il a également « particulièrement pris soin de replacer son héroïne dans le contexte de l’époque et de la société dans lesquelles elle vivait ».
David Cecil est un homme et n’a cessé de se replonger dans l’œuvre de cette femme depuis que sa mère lui a lu à haute voix Orgueil et préjugés dans une maison de campagne du XVIIIème siècle où il était immergé dans la même atmosphère que son héroïne. « Pendant soixante ans (il) ne l’a plus quittée pour en boire tout le suc et nous le faire partager ». L’auteur ayant une formation d’historien, son ouvrage a le mérite de nous faire revivre toute une époque de cette société anglaise dans laquelle la vie de Jane Austen s’inscrit.
Nous lisons cet ouvrage comme le roman d’une vie mais aussi nous plongeons dans une société décrite avec une grande érudition. Nous embarquons dans un temps lointain et dans les profondeurs d’une personnalité qui nous fascine et qui se révèle à nous plus riche et complexe que nous ne pouvions nous y attendre. Née en 1775, elle meurt en 1817, au faîte de son talent. Elle a donc connu l’Angleterre de la fin du XVIIIème et du tout début du XIXème.
Il n’est pas question ici de dévoiler le contenu de l’ouvrage mais de mettre en avant comment, de notre point de vue, l’œuvre d’un écrivain est influencée, consciemment ou non, par le pays où il est né, l’époque et la société dans lesquels il évolue, son milieu social, son éducation, son sexe, sa personnalité, les évènements qui ont marqué sa vie et son rapport singulier à la culture littéraire et artistique.
Rapidement, replaçons donc Jane Austen dans son contexte pour mieux comprendre ce qui lui a permis de produire cette œuvre-là.
L’Angleterre de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle était une société hiérarchisée, dirigée par une oligarchie héréditaire de nobles et de châtelains dans laquelle tous, quelle que fût leur position sociale, acceptaient les distinctions de rang comme relevant de l’ordre naturel des choses tel qu’il avait été établi par Dieu. Il existait un sentiment de solidarité nationale, un patriotisme militant. Les anglais tenaient pour acquise et indéniable leur supériorité et celle de leurs institutions sur le reste du monde.
La vie à la campagne a toujours semblé à la traîne de la vie citadine. Une époque qui vivait au rythme du cheval !! La petite noblesse, unie par ses habitudes et ses idées, était dans son ensemble identifiée par un esprit conservateur. « La culture telle qu’on la concevait en ce siècle, dans ce milieu, constituait un art de vivre, un art d’écrire, de peindre, un art de la conversation et de la correspondance ; aussi consacrait-on beaucoup de temps et d’énergie à cultiver ces talents ». « La politesse passait presque pour une vertu. Ce siècle se moquait impitoyablement de l’affection et de la préciosité. Son éloquence pouvait être aussi osée que raffinée. Il savait apprécier les excentriques s’ils étaient divertissants. Cette société parvenait à concilier raison et élégance ».
« Jane Austen descendait de deux familles respectées et bien établies ». « Jane Austen était issue de la gentry, un monde de châtelains et de pasteurs de bonne famille, d’officiers de l’armée et de la marine, gens instruits ayant fréquenté Oxford et Cambridge. Les représentants de cette petite noblesse non titrée étaient rarement aussi riches que les aristocrates de l’époque, dont les immenses propriétés constituaient un élément particulièrement voyant de la scène rurale. Cependant, pour la plupart, ils étaient assez aisés et, tout comme les nobles de la plus haute lignée, en tant que membres des vieilles classes dirigeantes de l’Angleterre, ils étaient traités avec le respect et la déférence qui leur étaient dus. Par ailleurs, leur style de vie, bien qu’il puisse sembler restreint et monotone selon les critères d’aujourd’hui, était paisible, confortable, tranquille, exempt de toute inquiétude quant à l’avenir et peu affecté par les affaires politiques et les évènements qui agitaient le monde extérieur ». « On favorisait un sens aigu de la bienséance et de la délicatesse ». « Les femmes avaient une plus grande influence sociale ». « Une telle société convenait parfaitement à Jane Austen ».
En apparence, « Jane Austen aurait vécu une vie tranquille, retirée, étroitement régie par les conventions de son milieu social. Rien de dramatique ne semble lui être arrivé ». Mais il faut savoir que sa sœur Cassandra a pris la précaution de trier sa correspondance avec zèle après sa mort pour en soustraire toutes les aspérités, soi-disant pour la protéger et protéger son image.
Ses parents étaient des êtres d’exception, agréables à vivre. Dans cette famille, la confiance régnait. Elle était donc à l’aise dans le milieu qui l’a vu naître où sens moral, discrétion et réserve étaient de règle. Son père était un pasteur anglican de la campagne. Sa mère était une femme cultivée. Elle avait six frères et une sœur, Cassandra, dont elle était très proche et qui a joué un rôle primordial dans sa vie. « Parents et enfants étaient unis par un lien qui comportait de sérieuses obligations de part et d’autre. La famille voyageait pour se rendre visite, parfois même à Londres. Les séjours étaient souvent de longue durée. S’y ajoutaient des dîners où ensuite, on écoutait de la musique, on jouait aux cartes, on conversait, les plaisirs de bals organisés une fois par mois dans les assembly rooms, et les plaisirs de la chasse. Le reste du temps se déroulait dans un rituel quotidien bien établi. Les filles passèrent la plus grande partie de leur enfance et leur jeunesse à la maison sous la garde de leurs parents. Chacun y tenait sa place sans problème. Jane était la seconde ». « Les parents s’employèrent à instruire leurs enfants, s’intéressèrent à leurs différentes carrières et se réjouirent de leurs succès ». Jane Austen a été amoureuse et a eu plusieurs prétendants mais elle ne s’est jamais mariée. Jusqu’au décès de ses parents, elle a toujours vécu avec eux.
Dans son chemin d’écrivain, depuis son enfance, sa famille a joué un rôle essentiel. Avec eux, elle a baigné dans la lecture toute son enfance et son adolescence. Tous les soirs après le dîner, on lisait à haute voix. De plus, chacun de ses membres maniait la plume. Son père rédigeait des sermons, sa mère et sa sœur Cassandra composaient des poèmes et correspondaient beaucoup avec famille et amis, et dès onze ans Jane a commencé à écrire des lettres et des pièces de théâtre qu’elle jouait avec ses frères et sa sœur.
Ses influences littéraires sont multiples. Jeune, les grands classiques anglais dont Shakespeare bien sûr et plus tard, dans l’âge adulte, Samuel Taylor Coleridge, William Wordsworth, Samuel Johnson entre autres.
Même si la maladie l’a emportée trop jeune, elle était foncièrement du côté de la vie. C’était une femme intelligente, fine, agréable, perspicace, amusée, peut-être intimidante, avisée, et auprès de qui ses neveux et nièces prenaient conseil. Toute sa vie, elle est restée une grande observatrice, c’est ce qui a stimulé sa veine créatrice. Elle s’est approprié la mentalité de son temps, le réalisme, et a gardé « le bon sens » qui à son époque était une expression élogieuse.
Elle s’est voulue une historienne du quotidien. Cela ne l’a pas empêchée de disséquer les grands et petits ridicules de ses contemporains. Elle portait un regard lucide sur les femmes de son époque. Ses portraits sont empreints d’une ironie mordante et primesautière, jamais appuyée. Son écriture est, comme elle, fallacieuse, impertinence, rebelle, excentrique, empreinte de beaucoup d’humour et de dérision parfois mordants. Elle s’est amusée à parodier les romans sentimentaux en vogue. Elle a largement utilisé le discours indirect libre, variant avec brio les points de vue.
Citons quelques extraits de ses romans pour en apprécier tout le sel :
Dès son roman de jeunesse, Northanger Abbey, sa verve s’exerce avec brio : « Lorsqu’on désire quelqu’un, il faudrait toujours être ignorant. Faire montre d’une trop grande culture équivaut à une incapacité à flatter la vanité des autres, ce qu’une personne intelligente souhaitera toujours éviter. Une femme, surtout si elle a le malheur de savoir quoi que ce soit, devra le dissimuler aussi soigneusement que possible… J’ajouterai simplement, pour rendre justice aux hommes, que si, en majorité et pour les plus insignifiants d’entre eux, ils considèrent que la bêtise rehausse considérablement les charmes personnels d’une femme, il en est cependant certains qui possèdent trop de raison et de culture eux-mêmes pour désirer plus chez une femme que la simple ignorance ».
Il ne faut pas oublier la vertu chrétienne telle que Jane la conçoit : le premier devoir de chacun consiste à se montrer soucieux d’autrui, charitable, désintéressé et loyal. Mais cela n’empêche nullement l’impératif de porter un regard réaliste sur la vie. Dans Raison et Sentiments on peut lire : « Avec un confortable et solide embonpoint, Mrs Musgrove était infiniment mieux dotée par la nature pour exprimer l’optimisme et la bonne humeur que la tendresse et la sentimentalité… Il faut reconnaître un certain mérite au capitaine Wenstworth pour la maîtrise de soi avec laquelle il écoutait ses énormes et massives lamentations sur le destin d’un fils dont personne ne s’était soucié de son vivant. Les dimensions d’une personne et celle de son chagrin ne sont assurément pas toujours proportionnelles. Une enveloppe charnelle corpulente a autant le droit d’être en proie à une profonde affliction que la silhouette la plus gracieuse qui se puisse imaginer. Mais si injuste que cela puisse paraître, certaines associations sont si peu seyantes que la raison ne peut les protéger : le bon goût les trouve intolérables et le ridicule les frappe ».
En janvier 1813, Orgueil et Préjugés fut publié. C’est le plus personnel et le plus mature des romans de Jane Austen. On y retrouve toutes les caractéristiques de son écriture. Pour nous faire entendre la voix de l’auteur, David Cecil cite un passage où Elisabeth, l’héroïne, commente l’éloge révérencieux que miss Bingley fait de Mr Darcy :
– « On ne peut rire de Mr Darcy ! s’écria Elisabeth. Voilà un privilège bien peu commun et qui, je l’espère, continuera à l’être, car ce serait une grande perte pour moi de connaître beaucoup de personnes de cette sorte : je suis ravie de pouvoir en rire un peu.
– Miss Bingley m’accorde plus de mérite qu’il n’est possible d’en avoir, répondit-il. Le plus sage et le plus noble des hommes, que dis-je, les actions les plus sages et les plus nobles peuvent être tournées en ridicule par la première personne venue qui ne vivrait que pour la plaisanterie.
– Assurément, répondit Elisabeth, de telles personnes existent, mais j’espère ne pas être de celles-là. J’espère que je ne tourne jamais en ridicule la sagesse et la noblesse d’âme. La folie et la bêtise, les caprices et les incohérences, voilà qui m’amuse, je l’avoue, et j’en ris dès que l’occasion se présente ».
Nous fermons ce livre à regret. En effet, au fil des pages, nous avons découvert un personnage riche, à facettes, mais aussi un décor, un pays, un milieu social, une époque et plus largement des « analyses extrêmement perspicaces de la nature humaine ». Cet ouvrage révèle néanmoins une femme supérieure dont on peut dire, en empruntant à Balzac le mot qu’il s’appliquait à lui-même, qu’« elle a porté toute une société dans sa tête ».
Au départ, Jane Austen publie anonymement. Ses ouvrages sont signés « une dame ». Elle est restée longtemps méconnue. Puis, on parla d’elle comme ayant « une écriture pour dames et demoiselles ». Mais ses six romans majeurs ont ensuite fait sa gloire et elle est considérée actuellement, en Angleterre, comme un auteur majeur. Redécouverte à la fin du XIXème siècle, même si elle a eu des détracteurs, elle a inspiré des écrivains féminins comme George Eliot, Katherine Mandsfield, Virginia Woolf, Doris Lessing, Helen Fielding dans son journal de Bridget Jones. Aujourd’hui elle a des « aficionados » inconditionnels. Ses livres sont traduits dans le monde entier. Sa célébrité s’est accrue grâce à de nombreuses adaptations de ses romans et même de sa vie au cinéma et à la télévision.
Jane Austen est pour nous la preuve évidente que l’on écrit sur un héritage familial, social mais surtout littéraire. La preuve, de nombreux auteurs l’ont inspirée et elle en a inspiré de nombreux à son tour. Ne pouvons-nous en tirer la conclusion que tout texte n’est qu’un palimpseste et que tous les grands écrivains sont, très jeunes, de grands lecteurs ?
Pierrette Epsztein
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