Un peu de beauté (4ème et dernière partie)
Réalisme symbolique (19ème siècle)
Portrait de la sœur de l’artiste (1887, 96x74,5 cm) (1) de Fernand Khnopff (1858-1921)
Quand l’artiste Fernand Khnopff peint sa sœur Marguerite, son double, une jeune fille énigmatique apparaît, en pied, dans une robe immaculée. 400 ans plus tard, telle La Dame à la Licorne de Raphaël, elle ne nous livre qu’une part d’elle, une bouche fermée, un regard fuyant et un visage tourné sur le côté. Elle tient son bras ganté, ne dénude aucune partie de sa chair. La couture du milieu de la robe suture le buste, la poitrine haute. Tous les blancs – de l’ivoirin des longs gants au laiteux de l’étoffe – sont traités de manière liliale. La sœur inspiratrice du Beau s’élève comme une colonne lactescente, dans un environnement clair où, à la hauteur du cœur, un objet rond, en or, est accroché au mur.
Le pourpoint cousu au gros fil maintient la taille et inspire un certain respect de cette personne artificiellement composée (?) – qui détient un pouvoir : les clés de la maison et du foyer –, voyons la symbolique de la porte fermée, la sœur posant devant cette porte, protectrice de ce décor intime, qui est celui de son quotidien. La sœur (non nommée) se rend complice de la peinture en imposant sa stature fixe tout en s’y soustrayant, à la fois immobilisée et demeurant mobile, prête à partir. C’est aussi le portrait de la condition de la femme du 19ème siècle, « emmurée vivante », ici dans le sens littéral, avec au dos une porte fermée, un espace contraint, une femme comme un bijou dans un écrin, un ornement de salon ; la chevelure tressée, dissimulée dans le dos, le corps clos par une interminable chasuble blanche. Donc, une beauté négociable… Mais aussi, l’évocation d’une apparition fantomatique, d’une chimère, le simulacre fascinant, magnétique devant l’artiste, ému par un fraternel enchantement devant Marguerite, la sœur, dont l’hérédité le trouble. Fernand Khnopff attribue à cette belle personne l’indestructibilité d’un moment de plénitude et de jeunesse. Un autre tableau de 1887, complémentaire, le Portrait de Marie Monnom (2), posera au spectateur le même mystère, celui d’une jeune femme étrange, dont le cadrage dissimulera les pieds – ainsi que ceux de la sœur de l’artiste. Les deux femmes auront ainsi les pieds coupés, ce qui est lourd de sens ; rivées au sol ou surgies d’un néant, par le bas, écloses comme manifestation ou genèse du féminin, à l’intérieur d’une chambre bouclée, immobiles…
La beauté outre-Atlantique (20ème siècle)
Edward Hopper (1882-1967)
Les rites sociaux et la solitude qu’ils engendrent occupent l’artiste d’outre-Atlantique Edward Hopper, qui fixe des personnes anonymes, soit dans un wagon, une cafétéria, une chambre d’hôtel des villes américaines. L’artiste magnifie ces individus, dans leurs poses, leurs activités et leurs instants de repos. La toile de 1939, Cinéma à New York (3), dévoile un endroit souterrain dont l’effet de perspective anguleux accentue la clôture. C’est le tableau dans le tableau, où l’on aperçoit sur un bout d’écran des cimes enneigées, des plafonds en caissons semblant des boîtes à bijoux encastrées, où une lumière rubis scintille au milieu.
Une colonne sépare la salle et les spectateurs – à peine perceptibles, fondus dans le noir –, de l’entrée. La jeune fille moderne, ainsi repoussée dans l’extrême coin du tableau, est éclairée par un bouquet de lumière artificielle. Elle est blonde platine, coiffée à la mode de l’époque, porte un uniforme bleu marine serti sur le côté d’une bande rouge. La demoiselle attend, debout, le dos au mur, les pieds rehaussés (et prisonniers) dans des sandales à lanières, une torche à la main. Elle n’est plus confinée comme dame de compagnie ou sœur à marier ; elle est certes émancipée mais peine quand même à la tâche, dans le rang d’une domesticité moderne. Cette liftière semble absorbée dans ses pensées, dans l’attente de la fin du film projeté, ou fatiguée par le guet d’un spectateur. Cette américaine d’une nouvelle génération de femmes anime comme un supplément d’âme cet endroit de rêve qu’est le cinéma – chapelle de fidèles recueillis devant une scène.
Cette jeune ouvrière au teint de porcelaine, svelte, ne symbolise plus l’unicité de la noblesse féminine d’une princesse, par exemple. Elle reviendra, à l’identique, en quelque sorte dupliquée, le long du parcours pictural de Hopper. Néanmoins, elle incarnera un nouveau mythe, un parangon de la beauté. Cette ouvreuse inconnue songe-t-elle depuis une des innombrables salles de cinéma de New York à devenir à son tour une héroïne sous les feux de la rampe d’Hollywood, une icone à idolâtrer, dans le temple mondial de l’image en mouvement ? Une dramaturgie théâtrale place le public, l’ouvreuse et l’écran sur le même plan, dans le cadre d’activités propres à une mégalopole, où les plans accélérés des rushes remplacent les paysages de nature et où tous les hommes deviennent comédiens de leur propre existence. Elle qui se tient déjà costumée pour la parade, telle une figurante de comédies musicales, près de l’escalier orné de rideaux, est immortalisée dans un instant de vie, avant-guerre, déjà en uniforme, qui se transformera en 1942 en uniforme de guerre…
Phénomène et beauté (20ème siècle)
Difformités, physiques brisés par une nature ou une hérédité cruelles, et/ou à la suite d’accidents, Diane Arbus (4) révèle au monde ce à quoi il s’oppose, voire maltraite les êtres abîmés. Elle recueille avec amour de l’objectif de son Nikon ceux que l’on appelle « les monstres », aux morphologies différentes de l’idéal standard du Beau. Monstres qui reviennent hanter l’imaginaire depuis l’avènement du roman gothique (à la jonction des 18 et 19èmes siècles anglais), surtout depuis Mary Shelley, avec sonFrankenstein créé à partir du peuple des morts (5) et, bien entendu, le cinéma. La photographe redonne dignité et valeur aux individus, s’y attache autant qu’à des frères victimes et affligés. Et ils sont bien réels et proches, ces exclus des États-Unis, ces obèses, ces malades mentaux, ces personnages étranges tel ce Géant juif face à ses parents, dans un modeste meublé du Bronx, à New York, en 1970, face à sa mère, soucieuse d’un fils gigantesque, et ironie du sort, passé à la postérité grâce à ce cliché. Ou bien ce jeune patriote exalté aux yeux clairs mais au rictus inquiétant, tenant un drapeau (patriotic young man with flag, NY, 1967), des couples légitimes des quartiers pauvres, quasi mineurs, tenant par la main des enfants débiles, faibles, ou illégitimes : une prostituée « dominatrice » serrant contre elle un client au corps flapi.
Le Jeune travesti en bigoudis, dans la 20ème rue, en 1966, portraituré à la façon d’un photomaton, les ongles nacrés, une cigarette à la main, les sourcils et la bouche peints, les yeux ourlés de mascara, fier et timide à la fois, remet en question les frontières de l’acceptable. Avant de se parer en femme, il pose en ami, confiant devant cette artiste issue de la classe huppée, nantie de tous les privilèges propres aux fortunés de la 5ème avenue de New-York. Le bigoudi est l’attribut des pauvres (soin du cheveu d’origine rurale, « fait à la maison »), et de ceux qui n’ont pas les moyens d’aller chez le coiffeur – comme chez cette naïade s’affichant les cheveux enroulés autour de bigoudis à Coney Island en 1963, allant chercher fraîcheur et bon temps, sortant de l’océan en maillot de bain moulant, starlette prolétaire. Ailleurs, des enfants d’ouvriers jouent, passant sans doute des journées entières sur les trottoirs d’une mégalopole surchauffée l’été, tandis que des handicapés, exhibés dans les cirques, dénommés « monstres de foire », sourient, se masquent, grimacent pour témoigner d’une existence qu’ils n’ont pas choisie délibérément. Et ceci – ce peuple américain dolorisé –, s’affiche dans des images noires et blanches, à la tonalité un peu grise.
En vis-à-vis, elle a dénoncé les indices de la décrépitude d’une société de luxe, les a comme « empaillés », taxidermisés. À ce sujet, souvenons-nous de Femme dans un masque d’oiseau de 1967. Une femme âgée de la très haute bourgeoisie sourit. Le visage maquillé, affublé d’un masque d’oiseau de paradis, surmonté d’un chignon postiche, le cou flétri entouré d’un collier de diamants sur un décolleté de paillettes, de strass. Cette noceuse aux chairs vieillies se protège grâce au luxe d’une étole de vison et se camoufle. Cette surprenante vision témoigne d’un désir de conservation, de conservatisme et d’embaumement. Rappel peut-être du tableau de Goya Le Temps/Les Vieilles (v. 1808-1812), où deux quasi cadavres de femmes en robes de dentelles, avec bagues et bracelets, poudrées et du rouge aux joues, se tiennent assises sous l’égide d’un beau vieillard ailé, le Temps. Hommage à Goya et comparaison de la coquetterie de la parure, de la coiffure (représentation traditionnelle réservée aux femmes âgées) avec le chignon postiche surmonté d’un plumet de fleurs et d’une flèche de diamants, décoché par l’éros encore vivace de cette femme de la haute société américaine. Y a-t-il un rapprochement possible avec la mère de l’artiste, mise à distance et pourtant réifiée par la qualité de sa mise ? Cette femme mûre est montrée, sans tabou, encore belle, en autodérision d’elle-même, facétieuse face à l’objectif. Diane Arbus a renversé le processus de la censure, a rendu exceptionnel le refoulé d’une société, l’a ainsi promu en « beauté inversée ». Diane Arbus, disparue tragiquement en 1971, suicidée, a capté (en un mélange de bienveillance et d’effroi) la condition des fous, des traumatisés, des rejetés. En traitant à égalité les invisibles, les sans-nom, les sans-voix, les citoyens traumatisés pris en étau entre l’indifférence et la férocité des riches.
Le bizarre et le beau (20/21èmes siècles)
Matthew Barney, ex-mannequin et ex-athlète, né en 1967, crée des êtres composites, zoomorphiques, monstrueux, féeriques. L’artiste, en 2002, se photographie en crooner des années 50 aux cheveux carotte, des oreilles porcines greffées sur un visage difforme, en centaure sans sexe prisonnier d’un taxi new-yorkais, puis en satyre cornu vêtu de blanc. Il filme dans le n°3 de sa série Cremaster cycle, en 2002, une fillette androïde contusionnée – une morte-vivante (?) –, presque congelée, dans l’intérieur vert d’une voiture (la couleur du malheur à Hollywood), attaquée par le temps, la décrépitude, et l’accident mortel. Ces images d’une terrifiante beauté proviennent de notre environnement urbain, donc artificiellement fabriqué, synthétique, des mutations qui en résultent, sur fond de souvenirs de comédies musicales américaines et de mythes antiques. Ces combinaisons d’univers improbables séduisent et répugnent, adhérant au principe d’attraction/répulsion. Le règne d’une régénération au masculin domine l’œuvre, mais Matthew Barney a un univers genré, qui porte plus loin l’identité masculine ; on pense à l’esthétique du camp. En 1995, quand il crache une étoffe de sa bouche ensanglantée, en kilt et coiffe en plumes rose bonbon, les pieds et les poignets pansés, il tient une offrande en silicone gélatineux, à l’instar des statues des parcs et des châteaux (je pense à la sculpture vivante du film Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway, peintre comme Barney). À ses pieds gît un mouton hybride de même matière, à tête d’insecte, terminée par une trompe.
Une force spirituelle et une certaine recherche de la perfection habitent l’imaginaire de ce jeune artiste américain (marié à la chanteuse pop Björk) et lui confère un caractère baroque et délirant. Le fabuleux côtoie le tragique, s’immisce dans l’effroi et la folie. Depuis le spectacle des chorégraphies impeccables aux légendes nordiques, nous voguons dans l’extravagance. Là aussi, une blonde ballerine contemporaine – une reine des neiges – virevolte avec un lancer de ballons d’argent gonflés à l’hydrogène. Une nature morte de glace fond sur la table, miroir des agapes sacrées, un troll se juche sur un dolmen moussu devant une forêt pétrifiée. Les couleurs orange tendre, les verts Véronèse et émeraude, le bleu ciel, le rose bonbon, transfigurent ce monde du froid.
Oui, beauté il y a. Beauté siliconée des corps bodybuildés aux bizarres prothèses métalliques, beauté macabre des individus mi-bouc, mi-homme, des objets étranges qui se liquéfient dans l’apesanteur, de toute une humanité qui sombre dans un cataclysme postmoderne. Ces chimères successives voguent dans un champ sans limites, entre rêve et cauchemar, déraison et alchimie des contraires et des contrastes. L’alchimie entre futur et reliquat du passé bâtit ce conte lié à nos terreurs enfantines ; une leçon d’hédonisme. L’onirisme confère à cette œuvre la dimension occulte des sociétés secrètes.
Yasmina Mahdi
(1) Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
(2) (49,5 x 50 cm), musée d’Orsay
(3) (82 x 102 cm), New York, MOMA
(4) Née Diane Nemerov, 1932-1971
(5) Mary Shelley (1797-1851) Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818
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