Un peu de beauté (3ème partie)
La modestie du beau (18ème siècle)
Enfant, c’est au musée du Louvre que j’ai découvert la simplicité des tableaux de Jean-Baptiste Siméon Chardin, dont certains étant placés à une hauteur telle qu’il m’était difficile d’en cerner les détails, à cause des reflets. Ce que mon œil de fillette apercevait : le velouté, une lumière un peu opaque d’intérieurs modestes d’un quotidien très ancien. La délicatesse irradie les antichambres, les cuisines, les coins de table, les étagères de pièces éclairées à la bougie. Autant de fragments découpés dans le monde lointain du 18ème siècle, bouleversé (dont le peintre ne sera pas le témoin, étant né en 1699 et mort en 1779, avant les épisodes sanglants de la Révolution). Un blanc un peu gras, poudreux, s’étend à l’ensemble de la composition, de la mise de la garde-malade aux plis de la nappe, jusqu’aux ustensiles de cuisine irradiant de lumière ou plutôt engloutissant celle-ci. Cette toile de 46x37 cm, Aliments de la convalescence (1) atteste de l’importance du sujet : celui de la maladie puis de la période de rétablissement, des faits et gestes du siècle des Lumières.
Le propos du tableau englobe un pan de l’histoire journalière et domestique, autour de la nourriture. L’intimité au féminin est peinte dans une simplicité émouvante quand l’on sait que c’est la seconde épouse de l’artiste qui lui sert de modèle. Les teintes rose, crème, orange tendre, rouille, définissent cette jeune personne encapuchonnée sous une coiffe de dentelle. La neige de la nappe recouvrant une étroite desserte, brodée d’une minuscule fleur bleue, rejaillit en miroitements répercutés sur le pichet, l’assiette, la mie de pain, le coquetier d’argent, le torchon au bras de la soigneuse, et surtout dans le modelé des œufs, l’un dans la main de cette humble demoiselle, l’autre déjà dans l’assiette. Plus qu’une simple domestique vouée à la servitude des tâches ménagères, Chardin pointe déjà l’importance de la garde-malade, à laquelle l’on délègue la santé considérée comme un bien inaliénable.
Une même atmosphère tranquille, atemporelle, enveloppe Les Bulles de savon (2), (61x63 cm). Le peu d’éléments ornementaux et le caractère dénudé de la scène mettent en valeur la grâce du jeune homme, le soin apporté à sa coiffure, divisée de chaque côté du visage en deux papillotes d’un blond cendré, retenues à la nuque par un nœud noir, un ruban relevé comme des ailes de papillon. En effet, un verre rempli de savon à ses côtés, le garçonnet zéphyrien, accoudé à un rebord de pierre, souffle une bulle translucide à l’aide d’une baguette. Une chemise bouffante s’échappe du haut de la manche du pourpoint de l’adolescent aux pommettes colorées. Un enfant à la coiffe agrémentée d’une plume se hisse pour observer la perfection de la bulle de savon. Fragile, au premier plan, transparente, elle augure l’éphémère durée de la jeunesse et la brièveté de son règne. La simplicité des peintures de Chardin confère au dépouillement du caractère chrétien de l’eucharistie – beauté modeste retranscrite par le peintre qui étudie le monde avec mélancolie.
Un vieillard fou de beauté (18/19èmes siècles)
Le pays du sourire a donné au monde un des artistes les plus extravagants de tous les temps, Katsushika Hokusai (1760-1849), dont la vie a pourtant été durement ponctuée d’obstacles. L’artiste théoricien a immortalisé l’âme profonde du Japon et les croyances du « Pays du soleil levant », à travers les animaux aquatiques, terrestres, les volatiles, les pauvres, les samouraïs, les fantômes, les paysages insufflés d’animisme. Hokusai perpétue et innove à la fois une tradition – ce qui est la marque du genre –, en puisant à plusieurs écoles distinctes, en utilisant également la perspective occidentale à point de fuite (un point de fuite dont Bernard Grasset note, en citant Geneviève Léveillé-Mourin, (3) que : Le Christ est le « point privilégié, centre de toutes les perspectives », « le lieu donateur de sens pour l’existence, l’être et la pensée humaine », le « centre de référence ». Et ajoute-t-il, Le point christique, transcendance incarnée, permet de lire notre condition (4). Dans les célèbres Trente-six vues du mont Fuji de 1831, peut-être y retrouve-t-on la cruauté des éléments, leur prédominance et leur menace sur une vie humaine démunie. Ce serait sans doute là le pessimisme induit à la Beauté, sans que celle-ci n’en soit altérée ; dans le dénuement d’un pêcheur, la terreur des spectres sans corps ou l’agonie d’une carpe – et son sous-texte : la mort accolée à la beauté.
Une des dernières estampes de l’année de la mort du maître, en 1849, se nomme de façon prémonitoireVieux tigre dans la neige, de 39x50 cm. Le tigre est campé en sujet anthropologique – ce qui le rattache à l’abscisse d’un point de vue occidental –, le portrait en pied, la représentation animalière, mais à la coupure de l’interprétation asiatique qui le déporte dans le « monde flottant » d’un lieu indéterminé, c’est-à-dire sans ligne d’horizon ni hauteur précise, sans repère. La bête fabuleuse bondit dans un espace blanc, gris et rosé, sous les flocons de neige, dans une matière poudreuse, un peu cendreuse. Sommet d’une montagne où le noble animal s’ébroue en souriant, toutes griffes sorties ? Couloir opaque et sans frontière de l’infini – le monde de l’immortalité ?
La disposition du fauve n’est pas sans rappeler les tigres de métaux de l’art statuaire d’Asie Orientale du règne des Han (206 av. J.-C./220 ap. J.-C.), les immortels des dieux tutélaires enfouis dans les sépultures, compagnons de la vie éternelle. Le vieux tigre au pelage en alvéoles, comme des fumées auréolant tout le corps, peluche délicate, être serpentin, s’élance sous les pointes des sapins recouverts de neige. Même « vieux », cet être est parfait. Et c’est Hokusai lui-même qui bondit dans une « terre d’aucun homme », ce non-lieu du fond japonais, entre ciel et terre, sûr de rejoindre le paradis des poètes.
La beauté exatique (19ème siècle)
La Confrérie préraphaélite fait scandale dans l’Angleterre du 19ème siècle et s’érige contre cette société victorienne corsetée, en détresse sociale, société inégalitaire qui fait de la femme une mineure. John Everett Millais (1829-1896) a vingt-trois ans lorsqu’il livre cette éblouissante Ophélie (5) flottant comme un grand lys, dans la touffeur printanière d’une pièce d’eau. Théophile Gautier, le chantre de la poésie romantique, qualifie le paysage dans lequel baigne le cadavre de « bleu noir d’eau profonde sous les arbres penchés ! » L’héroïne d’Hamlet ouvre ses bras chargés de fleurs des champs comme une suppliante, une gisante au tombeau. C’est l’ultime cantilène de la vierge funèbre dérivant dans un ruisseau glacé, après son suicide. Le tabou du désir sexuel et nécrophile est brisé, et comble de l’indécence, la belle est rousse – le stéréotype voulant que la rousseur soit associée au judaïsme (pendant l’Inquisition et chez des auteurs allant de Shakespeare à Dickens), à Marie-Madeleine, la prostituée, le roux au Moyen Âge symbolisant le négoce avec le diable et la sorcellerie.
La dentelle de princesse frissonne dans l’eau, tels un bouquet de tissu, une offrande mortuaire. Des racines croupissent dans le liquide boueux, vert-de-vessie, de la mare. Les plantes aquatiques recouvrent à demi la fille de Polonius, qui porte au cou un collier de myosotis. L’ondoyante jeune fille, celle de tous les rêves, à la chevelure interminable, algue rousse prise dans l’algue couleur anis de la mousse d’eau, découvre des dents de lait. Ses yeux pervenche déjà glacés par la fixité du trépas éclairent son visage langoureux. Plaisir, innocence et nécrose embrassent cette créature bientôt submergée par les plantes stagnantes – ce qui sera sa nécropole de verdure. Ainsi que Myosotis, le nom grec de la naïade, elle renaîtra peut-être sous les traits d’une nymphe aquatique.
Elle chante, Ophélie, elle supplie en vain la clémence des hommes, et le coquelicot, les pâquerettes, les églantines, le lys violet, les roses seront ces derniers compagnons. Le langage des fleurs se prête tantôt à celui de l’amour heureux, tantôt à celui des liaisons malheureuses. Ces fleurs de la fin composeront la couronne mortuaire. La belle dérive, extatique, sacrifiée par la fureur des puissants, comme une fée dans sa source. Et le saule pleureur se courbe vers cette apparition féerique, peinte à l’échelle humaine, qui va bientôt sombrer pour toujours dans les profondeurs du marais. Elizabeth Eleanor Siddal (1829-1862), épouse de Dante Gabriel Rossetti, peintre et poétesse, fut sans doute le modèle d’Ophelia. Elizabeth, à la suite de la mort de son nouveau-né, se suicida au laudanum. Elle fut enterrée dans le cimetière d’Highgate. Une légende voulut qu’en 1970, on aperçut une mystérieuse figure de vampire, à la beauté surnaturelle, errer sur Milton Park Lane…
La beauté du peuple (19ème siècle)
Édouard Manet (1832-1883) s’éloigne des taches et des aplats à la brosse de la lumière reconstituée des impressionnistes. Prescripteur du réalisme figuratif, peintre de la modernité pour le grand Baudelaire, il déploie un talent sans pareil pour « croquer sur le vif » les attitudes des citadins. L’individualisme a remplacé la foi, la société industrielle affairiste a détrôné la transcendance. Pourtant, une tradition persiste, celle d’aller chercher les modèles dans le peuple – comme cela était le cas pour l’art statuaire polychrome, avec les petites paysannes du cru des sculptures primitives que l’on voit dans les églises françaises, et les jeunes bergers personnifiant les histoires mythologiques dans une peinture plus savante.
Nous étions les deux meilleures élèves en dessin du collège et je me rappelle mes heures ardues passées à reproduire La Prune (1878, 74x50 cm) (6) – Prune qui fut un prénom révolutionnaire, fêté le 1er fructidor, (le 18 août), en plus d’être un fruit de saison. J’admirais le rendu plus exact de ma rivale et amie d’alors. J’étais pourtant plus gâtée qu’elle, munie d’un chevalet, d’une palette et d’huiles. Peut-être se retrouvait-elle plus proche du drame intime de cette Gervaise au regard triste et doux, cette fille de pauvre, disparue maintenant ? Dans un brouillé déliquescent de rose tendre, de Chantilly fraîche, son corps se voûte déjà dans sa robe du dimanche. Le chapeau noir posé sur une chevelure paille annonce le deuil de la jeunesse de la buveuse d’alcool de prune, de la décrépitude de la classe ouvrière, renforcé par la prothèse du pied de la table, rappelant les membres amputés des mutilés des barricades.
Peinte en vis-à-vis, en voisine de table, elle triomphe néanmoins, cette blanchisseuse ou cette serveuse, encore une enfant (7). Invitée à être admirée, elle fume, elle boit dans l’encadrement et la dorure de la salle d’un café à la mode, elle s’accoude tel le penseur de Rodin, songeuse devant sa condition ou l’impermanence des choses. Ou bien attend-elle un amant. Elle respire la bonté mais déjà sa bouche un peu enflée, ses yeux aux paupières gonflées, l’innocence de sa tendresse est gâtée par on ne sait quel marchandage de grisette ou par l’épreuve du travail. Rien n’est encore consommé, la prune verte surnage dans la coupe de verre, la cigarette ne semble pas allumée. Une collerette et des plumes de clownesse pulpent comme une crème sur un gâteau, sur des colifichets de l’habit d’un jour férié.
Yasmina Mahdi
(1) Washington, National Gallery
(2) New York, Metropolitan Museum of Art
(3) Le langage chrétien, anti-chrétien de la transcendance : Pascal-Nietzsche, Paris, Vrin, 1978
(4) Philosophie et exégèse, B. Grasset, Nice, Ovadia, 2014
(5) 76,2 x 111,8 cm, Tate Britain
(6) National Gallery
(7) Probablement l’actrice Ellen Andrée (1857-1925) au Café de la Nouvelle Athènes
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