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Un peu de beauté (2ème partie)

Ecrit par Yasmina Mahdi 12.06.15 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Un peu de beauté (2ème partie)

 

La beauté apollinienne (16ème siècle)

« … disciple de la belle nature et de ces grandes idées […] que Platon dit estre le plus parfait original des belles choses »

(André Félibien, Entretien sur les Vies et les Ouvrages des plus excellents Peintres Anciens et Modernes (1666))

 

La Dame à la Licorne (v. 1505/1506, de 65 x 51 cm) de Raphaël (1483-1520) (1).

La beauté luminescente de la dame aux yeux céruléens me stupéfie et m’inquiète depuis mes huit ans. La bouche close, l’iris de son regard de la couleur du paysage flottant derrière elle – une aube glacée et maritime –, sont l’apanage de cette jeune fille altière. S’offrant comme absolu d’un canon esthétique – blonde, blanche –, sa distance est presque une résistance en arborant entre ses bras la Licorne, l’animal sacré, le mystère de la connaissance, symbole de la chasteté.

Est-elle l’élue qui hante les pensées, la dame d’honneur – une pièce maîtresse sur l’échiquier de l’amour ? Sa parure en atteste, ses attributs aussi, le bijou d’or serti de rubis, d’une perle, assorti au pourpre de la robe, le voile délicat enserrant une gorge intacte. Deux colonnes flanquent les bords du tableau, encadrent le spectacle de cette Dame en buste. Le visage sans ombres est surmonté d’une chevelure brillante, qui se perd dans le dos.

Tout est immaculé. La nitescence de la lumière irradie de l’intérieur de cette créature et projette un éclat farouche sur le monde, spiritualise une idée du féminin. Mais la Licorne a sur le chanfrein une arme redoutable, dressée tel un glaive, armure protectrice. La bête a-t-elle sur la femme le pouvoir de parole, ici équidé miniature, peint les naseaux dilatés, semblant hennir ?

 

La Beauté Noire (15/16èmes siècles)

Dans l’ancien royaume du Bénin, au Nigéria – cent ans après les pillages perpétrés par les soldats britanniques du corps expéditionnaire colonial –, les vestiges éparpillés des objets d’une société digne des cours européennes – dont celle de Louis XIV – reviennent narrer les prouesses de la civilisation du continent noir. Des effigies royales relevant d’un luxe et d’une finesse inouïs démantèlent les clichés honteux du « dénuement primitif des peuples africains sans écriture et sans culture ». Ils sont là, ces êtres mystérieux qui m’ont tant fascinée enfant, au musée de l’Homme. Qui me chuchotaient les histoires d’hommes-panthères de Fodé Koro ou du bébé alligator dont les larmes recouvrirent la surface du globe.

Une coiffe en forme de torche aux torsades savantes – un casque de guerrière (?) – surmonte l’ovale de cette tête de reine protectrice, déesse tutélaire, pharaonne de laiton haute de 51 cm, dont le portrait fut sculpté au 15/16ème siècle pour protéger son peuple et attester de sa noblesse sur lui – la reine-mèreuhumnwun elao – (2) au visage parfait. Un nez épaté ombre une bouche ourlée, deux scarifications géométriques barrent son front, des yeux en relief complètent l’harmonie de la physionomie. Le long cou orné d’un collier massif tel un bouclier de perles s’élance d’une vague où nagent des ablettes, comme si la souveraine sortait d’un bain en rivière. À l’instar de cette autorité suprême, celui qui semble être son compagnon, la Tête commémorative (3) de l’effigie royale d’un portrait générique de souverain, repose comme coupée sur un socle circulaire, une tête-trophée prisonnière d’un collier de perles tressées. Ainsi était représentée la force royale masculine d’une lignée d’hommes détenteurs d’un pouvoir sacré. Ces têtes commémoratives, au style réaliste des ethnies Bini ou Edo, faisaient partie d’une monarchie complexe, militaire, où l’oba (le roi) vénéré occupait la place centrale. Ici, à l’origine, une défense d’éléphant prolongeait le cimier. Un casque ou une coiffe à nattes, ou bien une torsade de cheveux lui enserrent le front, une perle en descend, séparant les yeux de biche, un nez aquilin et une bouche semblable à un fruit. Je suis frappée de la ressemblance, de la préciosité de ce jeune roi imberbe avec celle de la tête d’Amenhotep III. Mêmes attributs de perruques et de couronnes chez ce pharaon et chez ce damoiseau noir, uhunmwun elao, attributs portés à l’origine par les dieux tutélaires – bienfaisants et défenseurs –, dieux solaires, lunaires, créateurs de vie de toute éternité.

 

Beauté/Désir (15/16èmes siècles)

« … une taille haute comme celle du bambou parmi les plantes ; un visage rond et plein comme une lune ; une chevelure plus noire que la nuit ; des joues blanches et rosées avec un grain de beauté comme une goutte d’ambre sur un plat d’albâtre ; des yeux très noirs sans aucune peinture postiche, et grands comme ceux d’un cerf sauvage… »

(Al-Nuwayrî, « Nihāya », Le Caire, 1323 in Joaquín Lomba Fuentes, La beauté objective chez Ibn Hazm)

 

Dame observant son chien en train de boire (v. 1460/65, 11,9x15,8 cm), de Mir Afzal Tuni (Afzal Al-Husseini) (4) [peintre actif à la cour de Chah Abbas II (1642-1666), qui travailla les feuillets du manuscrit du Chah-nameh (Livre des Rois), 1020, de Firdoussi]

Un modèle de Raphaël est à l’origine de la pose à l’européenne de cette almée brune, souple comme un roseau, peinte dans un décor flottant. C’est encore une jeune demoiselle en habit d’apparat qui vient prendre possession de l’espace aérien de la miniature. Dans un jardin tout en or, l’adolescente est allongée sur des cousins de soie, les pieds nus – symbole oriental de l’érotisme. Ses nattes ondulent comme des serpenteaux, tombant au sol ainsi que ses foulards bleu et crème. La jeune fille aux yeux bridés, enrubannée et enturbannée, à la fois découverte et cachée, observe un petit animal domestique qui boit dans une coupe de Chine. Sa double tunique bleue et verte est retroussée et exhibe son nombril rose, son sexe stylisé. La Dame de cour, entourée de luxe, colliers autour du cou, boucles à l’oreille et anneau au nez, nous parle du désir de l’enivrement. Un paradoxe chez cette princesse arabo-musulmane qui absorbe de l’alcool dans une coupe de porcelaine, dont les sens chavirent près d’un bouquet de roses et où une fleur de jasmin naît de la poitrine.

La marque de fidélité – le chien –, remplace la sauvage licorne, dans cet univers d’extrême raffinement, alliant le manuscrit savant – le mariage de la poésie épique et mythologique – et la mixtion à la peinture européenne. L’animal apprivoisé lape le liquide d’un récipient gravé sous le regard lascif de la Dame, dont la bouche close ressemble à trois pétales de fleurs. Une grande tendresse artistique émane de ce chef-d’œuvre persan, un hommage au désir de la femme orientale ? Cette image pose-t-elle comme corollaire une certaine liberté de mœurs à la cour de Chah Abbas II, au moment d’une civilisation ouverte sur le monde ?

 

La beauté vénéneuse (16/17èmes siècles)

Michelangelo Amerighi dit Le Caravage (1573/1610) peint vers 1593 la première version du Jeune Garçon mordu par un lézard (65,8x52,3 cm) (5), dans une atmosphère funèbre au caractère délétère et attirant, chef-d’œuvre ensorcelant par la beauté stupéfiante du garçon aux épais cheveux bouclés piqués d’une rose, beauté d’autant plus admirable qu’il s’agirait d’un autoportrait de l’artiste. Le jeune homme brun, surpris par la morsure du reptile, se contracte dans une torsion douloureuse, une crispation du visage, en opposition avec son mouvement de danse accorte qui dénude son épaule bien découplée. L’androgyne est saisi d’effroi à l’idée de sa mort prochaine et crie. Tout témoigne déjà de l’atteinte du poison, le fond verdâtre qui envahit la chair, la grimace de souffrance. Ce drame étrange causé par la morsure d’un reptile est souligné par la présence de la nature morte qui gît sur la table, lememento mori, renforcé par les feuillages coupés, qui contraste avec le rouge des cerises, de la bouche, le rubicond des joues de l’éphèbe. Comme seul point d’achoppement du réel, le reflet de la pièce dans la carafe d’eau, en légère anamorphose, pose le point de l’instant présent dans cette scène déjà obturée par le trépas. L’huile sur toile de 67x53 cm, Le Jeune Bacchus malade (6), réalisée à peu près aux mêmes dates (1593/94) reprend l’autoportrait du Caravage, le peintre au visage miné par la maladie (la malaria ?). D’ailleurs, l’on retrouve une déclinaison du répertoire traditionnel du dieu ivre et jeune, sous les traits du Caravage, costumé all’antica, tenant la fameuse corbeille de fruits du symposium grec ou entouré de fruits automnaux. Chez ce jeune Bacchus, autre effigie de l’éros mortifère, la violence du phénomène de la corruption, de la décomposition de la chair putrescible et de la fin de toutes choses, envahit comme une maraude le bel Adonis. Un pampre ceint la tête de Bacchus romain, telle une auréole – avatar du Dionysos grec, dieu de l’ivresse, de la résurrection après la putréfaction de la vigne. Le visage jaune cire de Bacchus rejoint par sa couleur la grappe qu’il tient en main, dont les grains se talent. Ici, une table grise, telle une pierre de caveau, barre le premier plan. Comme un mort-vivant, Bacchus/Caravage se tourne vers nous, dans le miroir de nos yeux. Sa coquetterie subsiste, avec son nœud violet – couleur liturgique, insigne de pénitence –, noué autour de la taille et l’offrande de deux pêches et de raisin noir, posés comme un bouquet sur une tombe. Du noir charbonneux, émanent la sensualité narcissique de l’androgyne blessé et l’inconditionnelle beauté du duo de la clarté et des ténèbres, unis dans un fracas sublime.

 

Yasmina Mahdi

 

(1) Galerie Borghèse, Rome

(2) Musée du quai Branly

(3) Idem

(4) Londres, The British Museum

(5) National Gallery, Londres

(6) Rome, Galerie Borghèse

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.