Un peu de beauté (1ère partie)
« Est beau ce qui est connu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire »
(Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant)
« Sans doute des jeunes gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture mais une autre peinture, et qui n’avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d’années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son œuvre qui s’éclipsait avec un peu de ce qui existait, dans l’univers, de conscience de cette beauté »
(Le Temps retrouvé, Marcel Proust)
L’idée m’était venue, il y a quelque temps, de rédiger un texte à propos du « Beau », de sa signification et de sa constance en peinture et dans les arts plastiques en général, cette idée du beau étant relativement absente de nos préoccupations actuelles, ou bien reléguée à un simple objet de mode, ou tout simplement honnie des créations contemporaines. En effet, une espèce d’iconoclastie a laminé les puissances attractives du beau, le reléguant à une forme désuète, le scandale ou le confus des idées prédominant la scène artistique. Au nom d’un « débordement » du champ visuel, tout est circonscrit à un défi, une négation, un gommage : celui de déconstruire ou/et parfois, détruire. Cela revient à former un ensemble assez limité, plus rigoriste et autoritaire qu’il n’y paraît, composé de bribes, un succédané de la pensée plus ou moins étalonné aux critères propres de l’art contemporain. Subjectivité qui prête souvent le flanc à la facilité et à une exacerbation de l’ego.
Donc, loin de ce fracas égotiste, revenons visiter, au-delà du temps, ce qu’il reste de « beau », c’est-à-dire d’émouvant et de personnel, à travers quelques portraits où, je cite : L’artiste, peignant les traits d’un autre, exécute, par ses choix, son « autoportrait par procuration » (1). La mimésis (le principe de ressemblance) se retrouve à travers tous les arts, le beau comme formule mathématique, assemblé sur un modèle ; ce modèle variera de la beauté universelle à la dissemblance des comparaisons – au vu de la pluralité des propositions, tel l’idéal grec masculin du beau ou la domination du corps féminin dénudé des Trois grâces. Je livrerai donc ici des réflexions personnelles sur les arts, un vade-mecum portant sur un choix éclectique d’un petit musée imaginaire avec une valise d’images de mon goût, un passeport pour aborder différents styles dissemblables et divergents même d’artistes éloignés dans le temps et les espaces géographiques.
Le voyage dans l’au-delà (1400 ans av. J.-C.)
Au début du règne d’Aménophis III (1405/1367 av. J.-C. 18ème dynastie), l’un des plus beaux papyri, le papyrus d’Ani, tiré d’un des chapitres du Livre des morts – un ensemble de feuilles collées d’un rouleau de plus de 23,5 cm sur environ 38 cm, se lisant de gauche à droite –, raconte le voyage d’outre-tombe d’Ani (2), scribe de Thèbes, et de son épouse Touthou, grande prêtresse et chanteuse du culte d’Amon-Rê. À travers la théogonie égyptienne, les vignettes du papyrus offrent la riche vision d’un monde à la métaphysique complexe.
L’un des feuillets de ce joyau de l’art égyptien, d’origine végétale, encollé, au fond brun, est surmonté du bandeau horizontal d’une calligraphie de hiéroglyphes tracés en noir. Les signes empruntent l’image stylisée d’oiseaux divers, d’un œil, de poses et d’individus schématiques, réduits à leur essence géométrique. Au milieu, vêtu d’un linceul blanc (?), ajouré à la taille, plissé, de profil, pieds nus, le mari,Ani, lève les bras ornés de bracelets, les mains aux ongles blancs en direction d’un bouquet de lotus, face à une table décorée ou chargée de fruits (ressemblant à des figues, ou bien à de petites bourses fermées). Touthou, plus longiligne et à la peau plus claire, vêtue d’une robe de la même étoffe mais d’un seul tenant – une sorte de colobium –, tient elle aussi une brassée de fleurs bleues. Un nombre limité de couleurs prédominent : le blanc, le bleu indigo, un peu de vert. Le fond bistre (la couleur du papyrus) sert pour la peau, le blanc et un peu de safran pour le vêtement, le bleu et le vert pour les gorgerins et les fleurs. Le noir du khôl pour les yeux de biche, les épaisses chevelures crantées des époux, la barbichette d’Ani. Un magnifique diadème est noué sur la coiffure-perruque de Touthou.
Les époux sont jeunes, et debout, s’avancent prêts à rentrer dans le champ des offrandes. Le texte, d’ailleurs, le précise : Horus enlevé par Seth surveille les murs des champs des offrandes, distribuant les vents sur les âmes-ba dans son jour dans l’œuf divin. (…) Il a créé la beauté [ou : ce qui est bon]. Ainsi, unis dans la mort il y a quatorze siècles, parés, dotés de toutes les grâces, les époux d’aristocratique lignée répondent à un idéal du beau et du bien panthéiste et paradisiaque, pour se réincarner après la pesée des âmes et la confrontation avec les dieux tutélaires à têtes d’animaux. Touthou et Anirejoindront Hathor, dame de l’Amenti, habitante du Grand Pays [« Urt », le pays des morts] (…) œil de Rê logé entre ses sourcils, belle de visage dans la langue des millions (d’années) » (3). Et ce concert esthétique de formes choisies se perpétue par un paradis pérenne, identique en qualité et en abondance de biens terrestres, une beauté embaumée logée dans l’éden de l’ancienne Egypte.
Beauté scripturale (9ème siècle)
« Mon écriture subsistera longtemps après ma mort, lorsque peut-être mes doigts seront poussière et ma main disparue », Anonyme, arabe, 16-17èmes siècles.
L’enluminure et les arts graphiques constituent les premiers piliers de l’art islamique, prescripteur d’un beau canonique – écriture parfaite dans ses dimensions, enluminures enrichies de « somptueuses pages tapis » qui invitent les lecteurs à entrer dans la spiritualité du livre. Le feuillet enluminé d’or d’un manuscrit du 9ème siècle (4), tiré du « Livre des livres », le Coran – le Livre de la Révélation, en est un des fleurons. Il s’agit pour ce feuillet de l’inscription des versets 87 et 88 de la Sourate XXXVIII appeléeÇâd, dont le texte (5) est le suivant : « Ce n’est qu’un avertissement pour les mondes. Certes, vous en aurez des nouvelles dans quelque temps ». La feuille de cet ouvrage précieux, au format rectangulaire de 23,9x33,56 cm, allie une technique rare à la beauté inestimable des caractères de la langue arabe, dessinés par un calligraphe anonyme du 9ème siècle. Une dentelle, une guipure de couleur brun foncé, agrémentées de points au-dessus des consonnes – des gouttes rouges – déploient une typographie mathématique, c’est-à-dire rentrant dans une figure parfaitement équilibrée. Le cursif et le discursif revêtent une danse gracieuse pour une lecture inspirée, de droite à gauche. Cette architecture de mots est ponctuée par une figure triangulaire composée de six points d’or indiquant la fin de la phrase.
Au milieu, dans une frise rehaussée d’or, comme en négatif, se découvre ce que l’on nomme une petite palmette – un ornement en forme de palmier couché, à l’horizontale –, qui contient dans sa sève, au sein de son tronc, une autre écriture, blanche, elle, qui sépare la Sourate pour la relever et l’embellir. Cette frise à thème végétal fleurit la page calligraphiée en alphabet coufique, développé à Koufa, ville irakienne, en une écriture carrée. La dimension spirituelle de la calligraphie, du Verbe révélé comme Langue et Vérité, ouvre la voie au sentiment esthétique vers l’origine de toute beauté. Le discours devient figure, fondement ontologique. La calligraphie de l’Islam, écrite à la plume [le Qalam], trempée dans l’encrier, accomplit le tracé le plus beau pour manifester le divin. Les différences entre les formes des lettres – leurs dissemblances – se comparent à celles des êtres humains, ce qui suppose une tolérance supérieure. Le tracé des points et des lignes remonte à une antique tradition syriaque. Les éléments verticaux du coufique, pleins de vie, relient en rythme des soubassements horizontaux, telle la terre sous les pas. Et prêts à être vocalisés.
Beauté nordique (15ème siècle)
Avec la première peinture de chevalet, à travers des compositions religieuses, des triptyques et des retables, les artistes posent le goût des beaux objets, des drapés savants. Dans une France du 15ème siècle délabrée par la Guerre de Cent Ans, devenue dominion anglais, puis au 16ème siècle déchirée par la crise religieuse (ouverte par la Réforme), un art du Nord se fait jour, notamment l’art du portrait. Les artistes s’éloignent de la retenue des peintres primitifs et s’abandonnent à forger une multitude de petites images de notables. Ils installent le portrait en miroir, comme contenu moral mais comme expression individuelle d’un visage, dans un espace « réel », réaliste.
Ainsi, un souci de narration émane de l’œuvre du Maître de Flémalle – reconnu comme Robert Campin (qui fut persécuté), né dans le comté de Hainaut vers 1378/80 et mort à Tournai le 26 avril 1444. Une représentation à l’optique « moderne » se dégage du Portrait de femme ou de Dame (6), (huile sur bois, v 1430, 40x27 cm). Dame non identifiée, donatrice ou personnage illustre, qui sait, une certaine vision objective de l’époque du peintre et de cette femme apparaît à nos yeux. Je qualifie de « moderne » cette œuvre – ce buste cadré étroitement, isolé, sur fond abstrait et sombre – à cause de la simplicité de la mise et du rapport direct au visage, du maintien du corps et de la direction assumée du regard ; sa franchise en quelque sorte. Moderne aussi le peu de signes, juste la moitié d’une main sortie d’un manchon ou de manches bordées de fourrure, dont le majeur est orné d’une bague sertie d’un rubis ; main d’épouse, alliance ou signe ostentatoire de richesse ?
La coiffe à elle seule est un monument de peinture. Recouvrant entièrement la chevelure comme un voile de religieuse, la pièce d’étoffe blanche attire la lumière et entoure le visage en rehaussant sa fraîcheur. La mise est austère et pourtant attractive. La face de la jeune femme rayonne de charme et son regard bleu, en amande, épouse la courbure de sa coiffe retenue par deux admirables épingles, fichées dans l’épaisseur du tissu. L’objet qui couvre la tête, le cou et la gorge laisse apparente la nudité de la chair. La jeune dame représentée de trois-quarts pose dans une gravité semi-hiératique de femme possédante, dans l’opulence… Cette jeune personne anonyme s’affirme-t-elle comme modèle de beauté et de vertu, de réflexion au vu du regard profond, rêveur ? Le jeu des courbes, la souplesse du drapé du bonnet, le bel entretien de la robe ou du mantelet renforcent la dignité de cette figure exemplaire.
L’allégorie (15/16èmes siècles)
En plein siècle de la Réforme, Hans Baldun Grien (1485/1545) ajuste le récit antithétique de la théologie protestante à la splendeur du nu : féminin, athlétique, et masculin, en particulier celui d’Adam. La révélation de la tentation coïncide avec l’éros macabre. La possession érotique s’arc-boutant sur Thanatos (la pulsion de mort) suggère bien plus qu’une simple vision de la séduction. Le peintre, élève de Dürer, donne à voir à travers les femmes les âges de l’humanité, le bonheur avant la chute, au Paradis, et l’horreur de la fin. D’une manière plus souple que celle de Dürer, une pointe moins sèche, avec des chairs plus fondues, dans la poursuite de la beauté parfaite – des arrondis stylisés pour les feuillages, les éléments de la nature –, Baldung Grien impulse aux formes un élan vital. La femme est vouée d’abord à la coquetterie à cause des attributs supposés de son sexe, d’un narcissisme également supposé naturel, ensuite à la maternité et enfin à l’anéantissement (comme tout le monde) avec la venue de la vieillesse puis de la mort.
Dans une des versions de La Jeune femme et la Mort (celle de 1517, de 30x14,5 cm) (7), la fatalité s’abat sur la jeune fille telle une punition, une torture. Un squelette, conservant quelques cheveux blancs, mord la bouche d’une rousse-auburn bouclée. En dépit du spasme qui tord son visage, d’où coulent des larmes, griffé d’une étrange cicatrice, elle immole sa nudité nacrée, son pubis découvert et ses pieds en une étreinte nuptiale avec La Camarde. Elle retient le drapé blanc qui la recouvrait et qui lui servira peut-être de suaire. La jeune femme ressemble à une sculpture à l’antique, les seins dévoilés et les jambes drapées. L’étreinte fait mal. La Mort (peut-être masculine) s’apprête à un accouplement monstrueux, au viol et au rapt de la vie.
La Mort a une drôle de couleur ocre orange, saumon, une peau écorchée, des membres décharnés et derrière elle, rien ne croît. Tout est noir, néant, hormis la pierre du tombeau. Cet enlacement, telle une danse macabre – allusion aux danses du Moyen-Âge qui impressionnaient tant les villageois –, n’exclut pas le velouté de la carnation. L’hideuse dépouille est repoussée dans le fond, ricanante, et cependant accouplée à la pureté opalescente d’une Marie-Madeleine pécheresse. Sont-ce là la punition de la galanterie, une mise en réserve de la liberté sexuelle des femmes ? Le corps féminin est promu comme canon aux proportions idéales, convention indépassable. Les bras de marbre d’une Ève (après la faute) pourront-ils repousser ce partenaire fatal, et prédateur ? La Beauté peut-elle triompher de la Laideur, en s’en servant de repoussoir ?
A suivre
Yasmina Mahdi
(1) Gérard-Julien Salvy, Cent visages énigmatiques de la peinture, éd. Hazan, 2011
(2) British Museum
(3) Idem, chapitre CLXXXVI
(4) Washington, DC, Freer Gallery of Art
(5) Traduit par Jean Grosjean, Gallimard, 2008
(6) Londres, National Gallery
(7) Kunstmuseum, Bâle
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