Un paria des îles, Joseph Conrad
Un paria des îles, janvier 2017, trad. Georges Jean-Aubry, révisée par André Bordeaux, 448 pages, 12 €
Ecrivain(s): Joseph Conrad Edition: GallimardUn paria des îles est d’abord, comme on dirait d’un tableau, un paysage mais un paysage peu fait pour la vue. Dans la jungle, « l’avalanche de rayons brûlants » à midi ou la pénombre, au-delà du halo des feux allumés la nuit devant les cabanes, aveugle. Au contraire, l’ouïe, accoutumée aux roulements du fleuve, s’aiguise à l’éveil des bruissements nocturnes dans les clairières. Là, on sent feuilles et palmes basses frôler la peau et on goûte, sur les lèvres, le sel de la sueur ou l’amertume des fleurs.
L’auteur se défend pourtant, dans sa note de préface, de tout exotisme. « C’est à coup sûr le plus tropical de mes récits orientaux. Le décor en soi s’est fermement emparé de moi à mesure que j’avançais, peut-être parce que (je peux bien l’avouer) l’histoire ne me tint jamais vraiment à cœur ».
Récit tropical, donc, qu’Un paria des îles, mais récit d’aventures ? Personnages et contexte concourent à celles-ci autant que le décor. Lingard, Almayer et Willems sont des Européens venus tenter fortune sur les mers et les terres malaises. Leurs intérêts entrent en conflit avec ceux des autochtones et des Arabes. Chez tous, des figures respectées, d’autres déchues et celles de l’ombre ainsi que des femmes, liant ou divisant les clans. Le comptoir, fait de baraquements, longe l’appontement du fleuve dont chaque marin rêve de percer les secrets de navigation pour le remonter et exploiter les richesses de la forêt. Au bout du fleuve, un monde inexploré. Bref, tous les ressorts du roman d’aventures…
Étrangement, l’aventure y est narrée en différé, les scènes d’action étant annoncées ou commentées après coup à travers des dialogues entre témoins directs et protagonistes impliqués mais absents au moment où l’essentiel se jouait. Ainsi voit-on très rarement naviguer Lingard et Abdulla, ces rois des mers. Omar fut un grand guerrier mais il est moribond. Willems a guidé les Arabes sur le fleuve ; le lecteur a assisté aux préparatifs mais devra, comme Lingard à son retour, patienter qu’Almayer raconte les péripéties ayant conduit à la chute du comptoir.
Ce que le romancier livre en direct, c’est la déchéance morale et physique d’un homme. Willems, après avoir connu une ascension enivrante, est ce Paria des îles dont le portrait fait penser, au chapitre premier, qu’il ne l’a pas volé. « Il nourrissait et habillait cette minable multitude », autrement dit la famille de son épouse métisse. « C’est magnifique d’être une providence et de se l’entendre dire tous les jours de sa vie ».
Mais une malversation que son employeur découvre le fait congédier, sa femme le chasse et il redoute d’être la risée de Macassar. Lingard reprend alors sous son aile ce paria comme lorsqu’il était un mousse de seize ans. Willems n’a qu’à se faire oublier quelque temps avant de remonter une affaire. Le voilà donc réfugié au comptoir, chez Almayer, un autre protégé de Lingard. Réfugié ou prisonnier ? Que faire sur cette berge étranglée entre montagne et fleuve ? Almayer se méfie de ce rival possible, les Arabes ne fraient avec les Blancs que pour affaires et Willems méprise les métis. Il reste paria sur le lieu même qui devait l’en laver.
Que faire ? Vivre une aventure inédite : la passion amoureuse. Le désir d’Aïssa, la fille d’Omar, aperçue alors qu’il s’était égaré en pirogue sur un petit affluent, le divertit de lui-même. Mais Willems qui se croit prisonnier de l’amour puis de Lingard ne l’est-il pas, en réalité, que de ses préjugés ? Car Un paria des îles donne à lire l’absurdité d’une guerre double, celle des sexes et celle des peuples, presque des races.
Alors même qu’il désire désespérément Aïssa, Willems « eut un instant soudain de lucidité (…) Cette femme était une parfaite sauvage et… Il essaya de se dire que la chose était sans importance. Vain effort (…) C’était comme s’il livrait à une créature sauvage la pureté sans tache de sa vie, de sa race, de sa civilisation ». Et Willems, une fois Aïssa conquise, n’a de cesse de l’arracher à sa culture. Aïssa n’ayant pas meilleure opinion s’insurge : « Au lieu de penser à ses caresses, au lieu d’oublier le monde entier entre ses bras, il pensait encore aux siens ; à ce peuple qui vole toutes les terres, qui conquiert toutes les mers, qui ne connaît ni piété ni vérité – qui ne connaît que sa propre force ».
Leur relation est le théâtre miniature où se joue le drame du colonialisme. Car chacun des protagonistes, guidé par ses intérêts propres et aveuglé par ses idéaux (oui, un idéal peut être un mauvais maître) pense œuvrer pour un bien. Lingard, d’abord poussé par le profit à installer son comptoir sur les terres de Patalolo, « en était venu très vite à aimer le chef et ses sujets, à leur offrir ses conseils et son appui, et – sans rien connaître de l’Arcadie – il rêva d’un bonheur arcadien pour ce monde qu’il aimait à considérer comme son bien personnel ». Mais Babalatchi le détrompe. « Vous êtes bizarres, vous autres Blancs. Vous croyez que seuls sont vrais votre sagesse, votre vertu et votre bonheur ».
Oui, l’impression subsiste longtemps après avoir refermé le livre d’être resté soi-même prisonnier de cette jungle. Elle nous suggère que les lieux sont des décors mais pas des refuges ; on y vit, on y meurt mais vie et mort ne sont qu’en nous.
Marie-Pierre Fiorentino
- Vu : 3873